Le projet


Sur les traces de l'affaire Bodein 

Qu’il s’agisse du petit Gregory, de la fusillade dans l’école de Columbine aux Etats-Unis, ou de l’affaire Dutroux, certains faits divers frappent l’opinion publique. S’ils s’estompent dans les esprits avec le temps, il suffit de les évoquer pour que leur souvenir soit réactivé. Le choc éprouvé face à une expérience de violence hors du commun est autrement plus intense pour ceux qui y sont confrontés, qu'ils aient un lien de proximité ou une implication dans le cadre des traitements judiciaires de ces affaires. Et elle laisse des traces.


C’est le cas des événements de juin 2004 qui ont conduit à la condamnation de Pierre Bodein à perpétuité, assortie de 30 ans d’emprisonnement incompressibles. Une décision judiciaire jusqu’alors inédite en France. Né à Obernai, le multirécidiviste âgé de 57 ans au moment des faits avait déjà été mis en examen pour son comportement de délinquant sexuel. Mais c'est surtout pour sa carrière de braqueur qu'il était réputé.


L'horreur des crimes commis, le caractère hors norme du procès de 2007 qui a conduit à l’acquittement de 16 coaccusés issus de la communauté yéniche, confèrent à cette affaire criminelle une importante charge traumatique, confortée par la personnalité de l'accusé.


Presque dix ans après, que reste-t-il de cette violence subie par les proches des victimes, et dans l’ensemble du corps social ? Comment ces personnes ont-elles été affectées dans leur propre intimité et dans les relations avec leur entourage ? Quelles répercussions ont aujourd’hui les faits et les procès qui ont suivi dans leur quotidien, dans leur profession ?


Dans le cadre du séminaire « Police - Justice », l’objet du travail mené par vingt-cinq étudiants du Centre universitaire d’enseignement du journalisme de l'Université de Strasbourg a été de rendre compte de l’onde traumatique provoquée par ces événements. Présenter la manière dont elle s’est diffusée dans les différentes sphères sociale, juridique, politique, et dont elle perdure encore aujourd’hui.


Pour évaluer les conséquences actuelles de traumatismes passés, les étudiants sont allés à la rencontre des acteurs qui ont été impliqués dans l’affaire à des degrés divers. Les entretiens avec les proches des victimes, les témoins, les experts, les avocats, les magistrats, les maires de villages ou encore d'anciens ministres, ont confirmé qu’il existait bel et bien des traces d’une violence vécue il y a plusieurs années. Des séquelles psychologiques aux réflexions menées sur les erreurs professionnelles, les retentissements ont été multiples.


Les blessures issues de ces faits sont telles que l'enquête engagée a suscité un ensemble de réactions chez les interlocuteurs contactés. Entre refus de l'expression, réveil des souffrances, libération de la parole et remise en question. Les difficultés pour pénétrer certains milieux, comme celui des Yéniches ou des proches de Pierre Bodein, ont elles aussi mis en évidence le caractère éminemment sensible de la parole sur ce sujet.


Ces obstacles ont soulevé des interrogations d’ordre éthique quant à la démarche journalistique engagée. Le journaliste fait-il naître des blessures en gravitant sur ce terrain sensible ? Peut-il y avoir une étude de la réalité traumatique sans en réveiller les douleurs ?


La diversité des expériences rencontrées illustre en tous les cas le dynamisme et la pérennité des effets de cet épisode criminel. Elle démontre aussi que le traumatisme est variable selon les capacités d’absorption ou de défense des individus. Celui-ci peut influer sur les comportements individuels et collectifs, donner corps à une forme de résilience individuelle, mais aussi conduire à des transformations législatives. 

                                                                                                                   Caroline Anfossi 

Salle 238 au Cuej©Renaud Toussaint/Cuej


A fleur de peau

 « Pourquoi voulez-vous revenir sur cette affaire ? » Cette question récurrente posée par nos interlocuteurs – tantôt sur le ton de la méfiance ou de manière interrogative - illustre la sensibilité encore actuelle de cet épisode criminel. Un grand nombre de personnes a accepté de nous rencontrer. Mais les blessures issues des événements de l'affaire Bodein sont telles que notre enquête s'est parfois heurtée à des refus catégoriques de la part des interlocuteurs contactés. Quand certains ont dans un premier temps accepté de parler, puis se sont finalement rétractés, d'autres se sont exprimés avant de manifester ensuite leur souhait de voir leur parole oubliée.


Parmi les refus, ceux des proches de Pierre Bodein. Les membres de la famille contactés, frère ou neveu, ont exprimé leur réticence d’être associés à une affaire qui leur a causé du tort. Confrontés dans leur quotidien à d’autres problèmes, une telle parenthèse leur a semblé malvenue. Voire franchement déplacée pour l’une des anciennes épouses du condamné qui a coupé court à l’entretien téléphonique : « Je n’ai rien à dire sur le sujet et je ne comprends même pas comment vous osez me contacter.»


Du côté de certains témoins, même refus catégorique. L’ancien logeur de Pierre Bodein n’a pas vu d’intérêt à la démarche : « Cela ne fera pas revenir les victimes, ni mon chien ». Ses trois enfants ont quant à eux balayé l’invitation, expliquant que l’affaire appartenait au passé. D’autres refus se sont fait sans explication particulière. 


La désapprobation s’est parfois manifestée chez les professionnels ayant côtoyé le multirécidiviste. « Je ne veux plus parler de Bodein. De toute façon, je n’ai pas le temps », a abrégé Henri Brunner, psychiatre, qui était intervenu en 2005 dans l'émission Faîtes entrer l'accusé« Cela ne m’intéresse pas. Je n’ai rien à dire », a affirmé Antoine Tracqui, médecin-légiste. Même positionnement de la part de quelques acteurs de la sphère politique et sociale. Maire ou conseiller général, association ou écoles, plusieurs ont refusé de s’exprimer.


Dans le milieu des forces de l'ordre, barrière hiérarchique et traumatisme des enquêteurs ont freiné les démarches. Il n'a pas été non plus possible de rencontrer Pierre Bodein, l'administration pénitentiaire ne souhaitant pas qu'un média échange avec un prisonnier sur sa condamnation.

« Vous ne savez pas où vous mettez les pieds »

Des personnes proches des gens du voyage ont craint l’amalgame : « Je n'ai aucun rapport avec eux ». « C’est dangereux ce que vous faites. Vous ne savez pas où vous mettez les pieds », a prévenu l’un d’entre eux.

Souffrance, peur, secret professionnel, désintérêt : les raisons du rejet sont multiples et par moment insondables. Les revirements de position ont aussi leur caractère énigmatique. 


Quelques interlocuteurs ont accepté la rencontre, puis sont revenus sur leur décision après un temps de réflexion. La mère de l’une des victimes a justifié son refus par sa blessure et son appréhension vis-à-vis des médias.

Celle de l’un des témoins de l’affaire, mineur au moment des faits, a soudainement mis un terme au projet par message : « Suite à un contretemps majeur et après discussion avec d’autres personnes, il n’y aura pas d’entretien. Et vous demanderais de ne plus nous contacter. Merci de votre compréhension. »


Pour d'autres, la parole s'est libérée, mais elle ne fut pas évidente. Gabrielle Vallée, sœur d'Edwige, s'est accordée le temps de réfléchir avant d'accepter. L'interprète Danielle Werner a avoué ne plus se sentir très bien depuis notre coup de fil lui demandant si elle voulait bien témoigner. D'autres ont hésité tout d'abord, avant de s'exprimer à demi-mots, ou de se livrer complètement. De peur de remuer des choses difficiles, de briser cette carapace forgée dans le silence depuis des années. Mais aussi par méfiance envers les journalistes. « A l'époque, c'était clairement du harcèlement médiatique », se souvient Danièle Meyer, maire de Rhinau, qui se rappelle avoir retrouvé un journaliste dans son jardin. Même appréhension chez Maud Metzger, une des amies de Julie. « Il y a des journalistes qui sont venus à mon domicile, qui ont sonné, qui ont insisté. Alors que je n'étais pas en capacité de parler, parce que c'était difficile, trop frais. Maintenant, avec le recul, ça va. »

 Le temps de la réflexion

Toutefois, pour nombre d'entre eux, l'adhésion au projet fut immédiate. Totale. Françoise Scharsch, par exemple, qui parle encore volontiers de sa fille, Julie. Après toutes ces années, revenir sur les faits a aussi permis la réflexion. Pour s'interroger notamment sur son métier. Avec l'affaire Bodein, l'expert en traces génétiques Rémi Hienne et ses collègues du laboratoire Codgene ont par exemple décidé de ne plus analyser un certain type d'ADN, le mitochondrial, car son pouvoir discriminant est insuffisant. L'habitude et l'aisance des professionnels dans la présentation de leurs recherches expliquent aussi leur participation. C'est sans compter sur l'effet domino qui a levé des réserves. Une interlocutrice a notamment donné son accord après qu'une de ses collègues a elle-même témoigné. Une manière peut-être d'apporter « sa vérité », parce que l'on se sent concerné.


La contribution peut devenir politique, un moyen de faire passer ses idées : « Cette affaire et d'autres illustrent le fait que la peine de mort n'a pas été abolie pour tout le monde. Elle a été abolie pour les coupables, mais elle n'a pas été abolie pour les innocents », soutient Bruno Gollnisch, député européen FN et conseiller régional de Rhône-Alpes.


Du côté des proches de la communauté yéniche, se dessinait le souhait de rétablir une réalité. Défendre l'honneur bafoué de personnes qui ont été mises en cause, informer sur une réalité méconnue et emplie de stéréotypes, ou véhiculer des valeurs humanistes sur la place publique : les arguments foisonnent.


Il y a également chez certains l'envie de soutenir le projet universitaire. Par confiance, ou même pour récompenser la persévérance !


Et puis, ceux qui se sont sentis oubliés ont vu une occasion de s'exprimer et de se libérer d'un poids. C'est le cas de Philippe Bindreiff, le compagnon d'Edwige Vallée, qui a raconté son histoire pour la première fois à un média. Rapprochant sa démarche de témoigner d'une psychothérapie qui lui a manqué pendant 10 ans.

                                                                                     Caroline Anfossi et Florence Stollesteiner

Au Cuej©Renaud Toussaint/Cuej


Une immersion délicate

La nature des faits, le nombre de victimes, la personnalité de l’accusé principal… L’affaire Bodein est un dossier hors normes. Le genre de dossier qu’on ne traite pas tous les jours. Quand nous, étudiants du Centre universitaire d’enseignement du journalisme de l’Université de Strasbourg, avons eu la possibilité de le faire, nous avons été nombreux – 25 – à faire ce choix, préalable à plusieurs semaines durant lesquelles, répartis sur deux salles de rédaction, faisant des aller-retours de l’une à l’autre, nous avons travaillé sur cette affaire. Souvent tôt le matin, et jusque tard le soir, même la nuit, jusqu’à 15 heures par jour.


Pour commencer, nous avons dû prendre le dossier en main. Découvrir l’affaire, la comprendre, la maitriser. Composer avec l’horreur des évènements tragiques de 2004. Avec assez de distance pour ne pas être trop touchés. Mais avec assez de sensibilité pour comprendre la douleur des familles, des amis des victimes, et même des professionnels du dossier.


Autant de personnes qu’il a ensuite fallu contacter. Accepter les refus de ceux qui ne voulaient pas évoquer à nouveau cette histoire. Et apprécier quand d’autres voulaient nous parler. Souvent, avec l’impression de déranger, de raviver des souvenirs douloureux. Comment ne pas se sentir gêné quand on demande à une mère de nous parler du meurtre de sa fille ?


Rencontrer nos interlocuteurs n’était pas toujours facile. Parfois, c’était même dur. Pour eux, mais aussi pour nous. D’autres fois, c’était libérateur, comme s’ils avaient attendu des années pour parler et qu’ils accueillaient notre démarche presque avec gratitude. Pour d’autres, c’était carré, technique, une affaire au milieu des autres.

Etre en contact avec cette souffrance, ou ce détachement, nous a touchés. Nous avons essayé de passer au dessus de ça. En parlant entre nous, en nous écoutant mutuellement, en partageant nos expériences et nos ressentis. Certains jours, nous avions besoin d’une vraie coupure, de nous poser pour partager une pizza ou des bonbons en parlant d’autre chose. D’autres jours, nous avions juste besoin de rire, de prendre cette affaire avec un peu plus de légèreté, histoire de s’en détacher un peu, pour mieux y replonger.


Car nous devions ensuite passer à la phase de rédaction de nos articles. Mettre en commun toutes les rencontres que nous avions faites, pour retranscrire au mieux quelles étaient les traces laissées par l’affaire Bodein. Raconter l’histoire de toutes ces personnes impliquées dans le dossier, et qui le revivent encore aujourd’hui. Et ce en trouvant le juste milieu entre humanité et objectivité.


La dernière étape de notre démarche a été la maîtrise d’un outil technique et l’assemblage de toutes ces productions écrites, leur mise en page et leur illustration avec des photos et des vidéos, pour retranscrire une ambiance. Pour présenter au public, après des semaines d’ouvrage, un dossier complet, qui répond à l’hypothèse que nous avions émise en septembre dernier : l’horreur de l’affaire Bodein a bel et bien marqué l’Alsace.

                                                                                                                Estelle Choteau


Crédits 

Production
 CUEJ (Centre Universitaire d’Enseignement du Journalisme) - Université de Strasbourg. 


11 Rue du Maréchal Juin  - CS 10068

67046 STRASBOURG

Tél: 03. 68. 85. 83. 00


www.cuej.info / www.cuej.unistra.fr


Directrice de la publication


Nicole Gauthier



Encadrement

Philippe Breton

Christophe Deleu

Nicole Gauthier

Matthieu Gorisse-Mondoloni



Réalisation


Rédactrice en chef 


Estelle Choteau


Responsable édition


Romain Geoffroy


Responsable iconographie


Renaud Toussaint


Responsable vidéo

Larissa Rausch


Édition


Patxi Berhouet, François Delencre, Julia Ganansia, Aurélien Lachaud, Florence Stollesteiner, Florence Tricoire


Montage vidéo

Lucie Debiolles, Nicolas Mézil


Reportages & rédaction

Kerstin Acker, Caroline Anfossi, Thomas Arrighi, Luc Barre, Patxi Berhouet, Estelle Choteau, Lucie Debiolles, François Delencre, Hélène Faucher, Julia Ganansia, Romain Geoffroy, Ophélie Gobinet, Nathan Kretz, Aurélien Lachaud, Maxime Le Nagard, Nicolas Mézil, Olivier Mougeot, Mélanie Poquet, Gwladys Porracchia, Larissa Rausch, Julien Ricotta, Luc Sorgius, Florence Stollesteiner, Renaud Toussaint, Florence Tricoire


Infographies, animations & cartes


Caroline Anfossi, Luc Barre, Hélène Faucher, Julia Ganansia, Aurélien Lachaud, Olivier Mougeot, Luc Sorgius


Vidéos

Kerstin Acker, Lucie Debiolles, Ophélie Gobinet, Nicolas Mézil, Mélanie Poquet, Larissa Rausch


Remerciements


Merci à tous ceux qui ont accepté de nous recevoir et de revenir sur les traces d’un passé douloureux, et notamment les familles Kegelin, Scharsch, Vallée et les proches d'Edwige, Jeanne-Marie, Julie. 
Nous exprimons aussi notre gratitude aux avocats, magistrats, enquêteurs, interprètes, médecins, psychiatres, psychologues, maires,  élus, anciens ministres, militants associatifs, journalistes, qui nous ont consacré du temps.

Merci au journal L'Alsace qui nous a autorisé à reproduire la photo de Pierre Bodein.