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Dans une aire de jeux flambant neuve à quelques mètres de l’hôtel, Daria, 35 ans, surveille son fils qui zigzague entre les toboggans. Cette architecte russe est arrivée en Serbie il y a maintenant deux ans et demi, suite à la guerre en Ukraine, et loue depuis un an et demi un appartement au Waterfront avec son mari ingénieur. « On a déménagé dans ce quartier lorsque j'étais enceinte, explique t-elle. C’est propre et adapté pour les enfants : il y a des infrastructures pour eux, des pistes goudronnées, c'est plus sécurisant. »

À l’intérieur du centre commercial Galerija – le plus grand de la région, selon l'investisseur du projet – une robe longue à paillettes attire l’attention. L'étiquette affiche 145 000 dinars, soit 1 236 euros. Des prix élevés qui s’observent dans l'ensemble du quartier. Le mètre carré est l’un des plus chers de la capitale. Nemanja s’apprête à changer les draps de son appartement acheté dans l’immeuble Arcadia il y a maintenant trois ans. Il le loue à des touristes 8 210 dinars la nuit, soit 70 euros. Il confirme : « Le mètre carré coûte environ 7 000 euros, et dans la tour derrière moi, cela va jusqu’à 12 000. » Alors que le prix moyen du mètre carré à Belgrade est de 2 489 euros, celui de Waterfront commence à 4 000 d’après les agents immobiliers installés dans le centre commercial pour appâter de futurs investisseurs. À titre de comparaison, dans le quartier le plus coûteux de Strasbourg, il atteint au maximum 4 600 euros.

Même au plus bas, ce prix est bien trop élevé pour une majorité de Serbes. « L’achat d’un appartement à Belgrade Waterfront est bien au-delà des moyens d’un Serbe de classe moyenne, affirme l’opposant Zdravko Janković. Avec le salaire moyen serbe, à environ 900 euros, il faudrait travailler plus d’une vie pour 100 m2 d’appartement. »

Détruire l'histoire de Belgrade

Depuis ses débuts, le projet est bercé par les contestations. Les habitants se sentent dépossédés d'un espace autrefois public, devenu privé et pensé pour des élites. Les événements survenus en 2016 vont marquer un point de non retour.

« Urbanisme autoritaire »

À cause de ce manque de réglementation, le quartier présente des risques. En avril 2024, les balcons de l’immeuble Quartet 3, encore en construction, se sont effondrés. La photographie a alors été partagée sur le site du média proche de l’opposition N1. De plus, derrière la modernité affichée, l’urbaniste Nebojša Čamprag considère que les immeubles de Waterfront ne sont pas aussi avant-gardistes qu’ils en ont l’air. « Ils n'apportent rien en termes d’innovation et de durabilité », souligne-t-il. Pas de façades vertes, ni de matériaux novateurs, par exemple.

Concernant le coût des travaux, les chiffres diffèrent selon les médias. Eagle Hills promettait un investissement de 3 milliards d'euros, mais cette enveloppe a été drastiquement réduite selon l’urbaniste : environ 150 millions d'euros. Pour Nebojša Čamprag, il s'agit « d'un urbanisme autoritaire ».

Du haut de ses 168 m, la Tour de Belgrade surplombe la capitale. Le gratte-ciel en forme de bouteille inversée – conçu par le même cabinet d'architecture que celui à l'origine du Burj Khalifa aux Émirats arabes unis (EAU) – est le monument phare de Belgrade Waterfront. Ce nouveau quartier en construction, rêvé par le président Aleksandar Vučić, doit devenir une vitrine de la Serbie à l'international. Une sorte de Dubaï à Belgrade.

Le projet Waterfront est né d'un accord entre la Serbie et les EAU et c'est une entreprise émiratie qui en est l'investisseur : Eagle Hills. Le quartier devait s'étendre au départ sur 90 ha de terres, en lieu et place de vieux bâtiments, de petites entreprises et d'anciens chemins de fer. Débutés en 2015, les travaux de Waterfront s’étendent sur la rive droite de la Save. Un coin de la ville qui ne ressemble en rien au reste de la capitale serbe. Lisse, géométrique, comme aseptisé. 

Derrière son apparente tranquillité, le quartier cristallise les tensions. Depuis le début, les habitants de Belgrade, les autorités locales et les experts ont été écartés du projet. Dans le plan initial, le gouvernement a annoncé, avant même la fin des travaux préparatoires, que les constructions seraient achevées dans six à huit ans. Or ces échéances ne peuvent pas être fixées avant la fin de ces premières étapes du chantier. Aleksandar Vučić a aussi fait adopter une dizaine de lois, comme celle promulguée en avril 2015, qui autorise les expropriations spécifiquement sur la zone où se tient le projet. « C'est pourquoi de nombreuses personnes, y compris les associations d'architectes, au niveau local et national, affirment que la mise en œuvre de ce projet n'est pas légale, explique l'urbaniste serbe Nebojša Čamprag. Les lois et le plan directeur, tous ces documents de planification, n'ont pas été respectés. »

La façade tape-à-l'œil des constructions du nouveau quartier de la capitale ne suffit pas à cacher les tensions autour de l’occupation de l’espace public. Vitrine de la Serbie à l'international fantasmée par le gouvernement, le méga-projet débuté en 2015 est devenu, pour les habitants, l'emblème du manque de transparence des institutions. 

Le silence de l'Union européenne depuis le début des manifestations est décrié par les étudiants. © Tristan Vanuxem

Un champ médiatique hostile aux valeurs de l'Union européenne

Dans ce système médiatique ultra-contrôlé par le gouvernement, l'Union européenne a mauvaise réputation. À la demande du gouvernement, les journalistes ont pour mission de décrédibiliser les institutions européennes, souvent au profit du Kremlin présenté comme « le grand frère de la Serbie ». Et pour porter atteinte à l'image de l'UE, ces derniers n'hésitent pas à instrumentaliser des dossiers politiques épineux, comme celui du Kosovo, dont la majorité des 27 reconnaissent l'indépendance, à la différence de la Russie et de la Chine. « C'est un sujet employé pour manipuler l'opinion, explique Dinko Gruhonjić, professeur à l'Université de Novi Sad et journaliste pour plusieurs médias d’opposition. Personne ne parle du Kosovo dans la rue, dans les cafés, mais, sur les plateaux de télévision, il en est souvent question. »

Le bombardement de la Serbie par l'Otan en 1999, lors de l'opération militaire pour mettre un terme à l'oppression albanaise par les Serbes, est aussi mis sur le compte de l'Europe de l'Ouest. Ennemie historique de l’Alliance atlantique, la Russie en sort glorifiée. « Au début des années 2000, le sentiment européiste était beaucoup plus répandu qu'aujourd'hui car les gens faisaient la différence entre Otan et Union européenne, analyse Biljana Stojković. Désormais, le régime sème la confusion. » Jeudi 22 mai, la vice-présidente de la Commission européenne, Kaja Kallas, s'est rendue à Belgrade pour s'entretenir avec le chef de l'État et les représentants de l'opposition. « Il faut que la Serbie mette en place des réformes pour intégrer l'Union européenne et réponde aux demandes des manifestants », a déclaré cette dernière devant les journalistes locaux.

« Les dirigeants européens protègent les multinationales »

Pour Bruxelles, Aleksandar Vučić est un allié stratégique qu'il convient de ménager. Sur le plan politique, la Commission ne souhaite pas voir la Serbie basculer entièrement du côté de la Russie, que le président serbe n'a pas sanctionnée après l'invasion de l'Ukraine. L'UE, qui représente 59,7 % des flux commerciaux serbes en 2023, tient aussi à rester le premier partenaire commercial du pays. Un statut convoité par la Chine qui a triplé sa collaboration économique avec la Serbie entre 2019 et 2023. Les pays européens « protègent leurs multinationales et leurs propres intérêts », explique Biljana Stojković, professeur à l'Université de Belgrade et membre de l'opposition, au sein du Parti démocratique de Serbie.

Depuis son arrivée au pouvoir en 2017, Vučić multiplie les contrats avec les États européens, notamment avec la France. En 2018, le géant mondial de la construction Vinci a été sélectionné pour rénover l'aéroport Nikola Tesla, un projet à 730 millions d'euros. En 2024, Emmanuel Macron a rencontré son homologue serbe avec lequel il a conclu la vente de douze Rafale pour 2,7 milliards d'euros. La même année, la société d'ingénierie Egis et EDF ont remporté un appel d'offres pour développer le nucléaire civil dans le pays. 

De leur côté, les dirigeants allemands œuvrent depuis des années pour accroître l'extraction de lithium en Serbie, malgré la résistance de la population locale et des écologistes. Mais la demande mondiale du minerai est en hausse, et Berlin promet d'en importer en grande quantité pour son industrie automobile électrique, si le projet se concrétise en 2028. Une opportunité à ne pas manquer d'après le régime qui compte sur la propagande des médias à son service pour obtenir le soutien des Serbes. 
 

De Novi Sad à Bruxelles, en passant par Strasbourg

Dans la foulée de la manifestation monstre du 15 mars, où le gouvernement est soupçonné d’avoir utilisé une arme sonore, 80 étudiants et étudiantes ont pris leur vélo à Novi Sad, le 3 avril 2025, en direction du Parlement et du Conseil européen à Strasbourg. Trois semaines plus tard, des jeunes coureurs et coureuses partis de Serbie rejoignaient la Commission européenne à Bruxelles. Deux voyages de près de 1 500 km entrepris par une jeunesse en quête de soutien européen, mais condamnés par une partie des manifestants. « Les étudiants ont créé un mouvement idéologiquement varié, avec des gens issus de la droite nationaliste, des russophiles, des personnes pro-européennes et des internationalistes de gauche, explique Aleksa Radovanović, un étudiant qui s'était positionné contre cette excursion politique. Le risque était de fracturer l'unité du mouvement. » 

Velijko, un des cyclistes, ne regrette pas son voyage. « Nous voulions parler aux représentants européens, mais aussi aux médias étrangers et au public international, assure-t-il. Et je pense que nous avons atteint nos objectifs. » À la suite de leur visite, le Parlement a adopté une prudente résolution, se déclarant « préoccupé » par l'état de la démocratie en Serbie. Un texte d'opinion, sans valeur contraignante. Car les dirigeants européens, soucieux de défendre leurs intérêts dans le pays, ne semblent pas disposés à condamner les actions du gouvernement serbe, avec lequel ils gardent des relations économiques et politiques fortes. 
 

Devant le Palais de justice de Belgrade, une foule hétéroclite s'est réunie pour rendre hommage aux personnes décédées lors de l'accident de Novi Sad. Sur les pancartes, des mains ensanglantées symbolisent la corruption meurtrière. Des phrases en cyrillique appellent à la libération des étudiants prisonniers. Mais aucun drapeau bleu orné d'étoiles dorées ne se distingue. « On s'en fiche de l'Union européenne », lâche un étudiant avant de s'engouffrer dans la masse pour seize minutes de silence, une pour chaque victime. Car en Serbie, pays candidat à l'adhésion de l'Union européenne depuis 2012, les manifestants n'aspirent pas particulièrement à devenir le 28e pays membre. Et pour cause, l'UE n'est pas perçue comme une alliée du peuple. « Cela fait six mois que les manifestations durent, et l'UE est restée silencieuse, déplore Iskra, mobilisée depuis le début du mouvement. Ses dirigeants nous ont juste prouvé qu'on ne devait pas attendre leur aide. »

D'après le dernier baromètre sur le niveau de confiance dans l'UE, seulement 38 % des Serbes déclaraient avoir foi en l'Union, ce qui en fait le pays le moins europhile des candidats, loin derrière l'Albanie et ses 81 % ou les 75 % du Monténégro. Et la jeunesse ne semble pas faire exception. Quand certains se sentent plus proches de la Russie, d'autres gardent néanmoins espoir et provoquent le dialogue avec les autorités européennes. 
 

Candidate à une entrée à l'Union européenne depuis 2012, l'adhésion de la Serbie aux 27 semble toujours aussi loin. Avec la crise politique qui bouscule le pays, la question de l'intégration est reléguée au second plan des préoccupations populaires. 

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