Vantée par les responsables politiques du Grand Est comme une source de revenus susceptible de stimuler la croissance, la proximité de l’Allemagne est loin de profiter à l’ensemble de la régionoù les inégalités entre individus et disparités territoriales ne cessent de se creuser, au sein des villes comme en périphérie.
Entre 2002 et 2014, les inégalités se sont creusées dans la région Grand Est. L’indice de Gini est un outil calculé par l’Insee qui permet de les mesurer. Plus il est élevé, plus l'inégalité sur le territoire concerné est forte. Et ses variations, mêmes infimes (comme ici pour le Bas-Rhin), traduisent une nette augmentation des inégalités au sein de la zone concernée.
Entre 2002 et 2014, ce coefficient a augmenté respectivement de 10,69 % et 5,7 % dans le Haut-Rhin et le Bas-Rhin. Les départements constituent les deux zones où les inégalités se sont le plus creusées dans le Grand Est, durant les dix dernières années.
Au cours de la même période, elles ont plutôt diminué en Haute-Marne (-0,84 %), Meurthe-et-Moselle (-0,38 %) et Meuse (-1,96 %).
L’inégalité des revenus visible à tous les niveaux
Si les inégalités de revenus ont été croissantes en Alsace entre 2002 et 2014, cette situation résulte moins de la proximité avec l’Allemagne que de la présence de plusieurs aires urbaines, caractérisées par de fortes disparités. Le voisinage de villes au revenu médian faible (Strasbourg, Colmar, Mulhouse) avec des périphéries plus riches pourrait ainsi expliquer la hausse du coefficient de Gini en Alsace.
En douze ans, les communes dont les habitants avaient les revenus les plus élevés comme celles dont les habitants avaient les revenus les moins élevés évoluent très peu. Premier constat notable : la plupart des grandes agglomérations ont un revenu médian assez faible pour les placer dans le décile le plus pauvre. Dans la région Grand Est, les communes aux revenus médians les plus élevés sont le plus souvent regroupées. Ces zones qui concentrent les richesses ceinturent les grandes agglomérations. Elles restent à proximité des villes importantes, en évitant toutefois d’en être au contact immédiat. Les communes dont les habitants ont les revenus les plus faibles sont à l’opposé beaucoup plus éclatées sur le territoire. On les retrouve énormément à la périphérie des départements. Et malgré plusieurs bandes de territoire regroupant ces communes pauvres, elles sont souvent isolées.
En 2002, l’écart entre le revenu médian par unité de consommation des Ardennes et celui du Haut-Rhin était de 4100 euros. Douze ans plus tard en 2014, il s’élevait à 3900 euros. Le revenu médian de tous les départements a suivi à peu près la même évolution sur cette période, avec une inflexion suite à la crise de 2008, mais les écarts ne se sont pas réduits, ou très peu. Les départements les plus pauvres de 2002 restent les plus pauvres en 2017.
Lors du premier tour de l’élection présidentielle 2017, on retrouve dans les urnes des tendances correspondantes à ces confrontations territoriales. Les zones les plus riches ont beaucoup plus placé François Fillon et Emmanuel Macron en tête que le reste de la région. Ce dernier s’impose surtout dans les centres urbains, y compris dans les zones moins riches.Hors des agglomérations, les zones les plus pauvres ont, à l’image de l’ensemble de la région, massivement placé le Front National en tête. Jean-Luc Mélenchon, quatrième candidat de la région au classement du nombre de communes remportées, s’est essentiellement imposé dans des communes dont le revenu médian des habitants relevait des déciles intermédiaires.
Frontaliers mais eurosceptiques?
La proximité de la frontière semble avoir eu une incidence particulière sur le vote. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce positionnement ne se traduit pas forcément par une perception plus ouverte de l’étranger chez les électeurs.
“ La corrélation est même plutôt inverse dans ces territoires-là, relève le sociologue Philippe Hamman, de l’Université de Strasbourg. Il apparaît que les espaces qui sont les plus en prise avec les frontières et comptent le plus de travailleurs frontaliers sont aussi ceux qui votent le plus pour des listes eurosceptiques, telles que le Front National ou des partis relativement marqués à gauche.”
Deux facteurs permettent d’expliquer cette tendance. Le premier est lié à l’héritage industriel de ces lieux qui, de fait, ont été durement touchés par la crise. (CF lien groupe conflit sociaux). Pourtant, à première vue, le taux de chômage en Alsace et Lorraine n’est pas particulièrement mauvais par rapport à la moyenne nationale. Mais si on l’ajoute au nombre de travailleurs frontaliers, dont une partie a été contrainte par le chômage d’aller trouver un emploi de l’autre côté de la frontière, la part de la population qui n’est pas employée sur place est assez conséquente. En effet, la part des travailleurs frontaliers atteint près de 34% de la population active à Wissembourg. Dans certaines communes, la population de chômeurs et frontaliers confondus peut atteindre les 40 %.
Le travail frontalier ne présente pas que des avantages économiques. Même lorsque c’est un choix, il peut donner lieu à une perception de l’autre qui n’est pas toujours simple. “Cette confrontation à l’autre peut être vécue comme un déclassement quand le travail effectué n’est pas perçu comme le plus valorisant. Elle rend aussi plus directe la perception des écarts relatifs qui existent par rapport à des espaces frontaliers perçus comme mieux dotés. En termes de salaires par exemple, on peut avoir un écart de l’ordre de 15-20 % sur des emplois peu qualifiés entre la France et l’Allemagne” analyse Philippe Hamman.
Cette protestation peut aussi s’exprimer par le biais de l’abstention, qui constitue une stratégie de refoulement. Ces réalités prennent corps de façon très significative à la frontière de la région avec la Suisse et le Luxembourg et, dans une moindre mesure, à la frontière avec l’Allemagne.
Le miroir frontalier révèle un reflet distordu entre la France et l’Allemagne : la frontière apparaît moins clivante, au regard des résultats électoraux, chez nos voisins germaniques. Les scores des différents partis dans la zone frontalière ne diffèrent pas fondamentalement des scores nationaux. Le taux de participation, bien plus élevé qu’en France, est en moyenne de 76% dans la zone frontalière, pour 76,2% en Allemagne.
La classe ouvrière, moteur du vote FN
Le vote Front national était en 2002 et reste en 2017 un vote porté par les ouvriers et les employés. Un vote qui, selon Bernard Schwengler, docteur en science politique, est "l'expression politique de la contestation sociale de ces classes". C'est un vote populaire. Le seul vote populaire étant donné la faiblesse du Parti communiste et de la gauche en général dans le Grand Est.
Cette forte structuration ouvrière du Front national dans la région explique l'autre phénomène qui se dégage de la lecture de la première carte : la ruralité du vote FN. En effet, le Grand Est en général et l'Alsace en particulier, ne sont pas un territoire à dominante agricole, même si certains départements de Champagne font exception. Dans les zones rurales, les ouvriers sont ainsi plus nombreux que les agriculteurs. Phénomène qui s'est accentué ces dernières années. N'ayant pas les moyens de vivre dans les grandes villes ni même dans leur périphérie, cette catégorie professionnelle se rabat dans les campagnes. Alors que chez les agriculteurs, le Front national fait traditionnellement des scores faibles (voir graphique ci-dessous), la présence en masse d'ouvriers dans les campagnes explique qu'aujourd'hui celles-ci mettent souvent le FN en tête lors des élections présidentielles.
Cette forte structuration ouvrière du Front national s'illustre aussi dans les grandes villes. Le FN arrive en tête en 2002 et en 2017 dans douze grandes villes (communes où l'on dénombre plus de 10 000 inscrits sur les liste électorales). Or, celles-ci sont pour la plupart des villes dites « ouvrières » et en crise : Forbach, Wittenheim, Saint-Dizier, Charleville-Mézières, Sedan…
Mais, même si le FN y arrive en tête, le score qu'il fait reste inférieur au score départemental. En 2017, dans le département des Ardennes, le score de Marine Le Pen était de 32,41 %, alors qu'à Charleville-Mézières son score était inférieur de 8 points. Il y a un réel « effet ville » concernant le vote FN. Avec une population en moyenne plus diplômée et moins ouvrière, les grandes villes sont moins concernées par ce vote.
Mulhouse, cas à part
Dans le groupe des villes marquées par le FN, Mulhouse est un cas intéressant. L'ancienne « Manchester française » est marquée par un passé ouvrier qui vit encore à travers l’industrie automobile ou spatiale. Cet héritage se retrouve aussi au niveau social, avec un taux de pauvreté parmi les plus élevés de France métropolitaine selon l’Observatoire des inégalités (31%). Dans cette ville, le taux d'abstention aux différentes élections a toujours été plus élevé que la moyenne nationale (30,43 % d'abstention au premier tour de l'élection présidentielle de 2017). Mulhouse détient toutes les caractéristiques sociologiques d'une grande ville ouvrière. Pourtant alors que le parti frontiste était arrivé en tête lors du premier tour de la présidentielle de 2002, son score à la présidentielle 2017 a été inférieur, en nombre de voix et part d'électeurs.
Fief traditionnel de la gauche, Mulhouse est devenu un bastion du lepénisme au début des années 1980. Grâce au travail de terrain réalisé par les élus FN locaux, le Front national a réussi à s'implanter dans cette partie du Haut-Rhin, une anomalie pour le parti qui pendant longtemps n'a pas eu d'ancrage local. En 1986, les électeurs de Mulhouse envoient un député frontiste, Gérard Freulet, à l'Assemblée Nationale, grâce notamment aux votes du canton nord.
Le score de 2017 peut donc paraître surprenant. Marine Le Pen arrive derrière François Fillon et Jean-Luc Mélenchon. Richard Kleinschmager l'explique par « le culte alsacien pour les personnalités fortes et charismatiques » : l'attrait pour le candidat de la France Insoumise viendrait du statut de tribun et de défenseur des classes populaires qu'il s'est construit.
Jean-Luc Mélenchon a fondé sa campagne sur la contestation sociale, à travers des objectifs comme la transition écologique et la lutte contre la désindustrialisation. Ces thèmes ont trouvé un important écho dans le Grand Est, frappé de plein fouet par les délocalisations et concerné par plusieurs grands projets environnementaux contestés.
Kévin Brancaleoni, Franziska Gromann, Tanguy Lyonnet, Sophie Motte, Victor Noiret, Paul Salin, Margaux Tertre.
Une région culturellement et historiquement ancrée à droite
Les raisons du succès du Front National dans le Grand-Est, et particulièrement en Alsace, sont en premier lieu historiques. Richard Kleinschmager, géographe et professeur émérite à l'Université de Strasbourg, a déterminé quatre facteurs clefs pour comprendre l'implantation profonde de la droite dans le Grand-Est :
Le Grand Est n'a pas attendu le reste de la France pour voter Front National. En 2002, 2816 communes, sur les 5254 que compte la région, placent Jean-Marie Le Pen en tête du scrutin lors du premier tour. Le phénomène s'accentue en 2017, où le FN atteint de nouveau le second tour. Cette fois, Marine Le Pen arrive en pôle position dans 3872 communes.