En 2019, le scrutin aux élections européennes est marqué par la victoire du Rassemblement national, comme il y a cinq ans, au détriment des partis traditionnels. Un résultat particulièrement visible dans le Grand-Est et plus spécifiquement en Alsace, carrefour européen.
A l'échelle nationale, l'abstention est moins élevée qu’en 2014 (56% en 2014 contre 49% en 2019), le Rassemblement national (RN) et sa tête de liste Jordan Bardella devancent tous les autres partis de ces élections avec 23,31%. Souvent accusée d’absence d’ancrage local, la République en marche (LREM) se hisse en deuxième position avec 22,41% devant la liste d’Europe Écologie les Verts (EELV) menée par Yannick Jadot. Ces élections enterrinent alors les débâcles aux présidentielles du parti socialiste et des Républicains, les partis qui ont dominé la vie politique française jusqu'en 2017.
Dans Le Grand-Est, le Rassemblement national, confirme son implantation régionale en prenant la tête de la région avec 28,21% des voix, suivi par la République en marche et ses 20,6%. Les écologistes ont progressé de manière fulgurante en se positionnant troisième dans ce territoire avec 11,95 %. Un vote vert hétérogène et concentré dans les grandes villes de l’Est de la France. La droite traditionnelle menée par Les Républicains s’est quant à elle effondrée, comme le Parti socialiste.
Souvent qualifiée de carrefour européen, l'Alsace est un territoire avec de fortes disparités régionales et un vote spécifique. Plutôt favorable aux différents référendums européens, les Alsaciens ont pourtant voté différemment selon leur zone géographique. Le Rassemblement national est davantage présent dans le Haut-Rhin, région plus rurale, marquée par la désindustrialisation, avec une large victoire aux élections européennes de 2019, tandis que la République en marche s'impose dans le Bas-Rhin, un territoire davantage urbain et aisé. Comment ces deux forces politiques ont-elles profité de la chute des partis traditionnels ?
Dans les urnes, les partis traditionnels de droite comme de gauche ont été malmenés. Notamment le Parti socialiste, en chute libre : la liste portée par Raphaël Glucksmann n’a recueilli que 5,2% des suffrages. Il perd 61,6% des électeurs par rapport au précédent scrutin européen.
Cet effondrement a-t-il profité à EELV ? Pour Romain Lachat, un transfert de voix s’est bel et bien opéré au sein même des partis de gauche, au profit d’un vote écolo : « La gauche était autrefois pourfendeuse d’un électorat ouvrier. Puis elle a attiré d’autres électeurs, qui correspondent au profil des votants EELV de 2019. »
« Le fait qu’il y ait peu d’offres puissantes à gauche - mis à part la France Insoumise - a sans doute amené à cette hausse des votes EELV », abonde Marine De Lassalle. Mais la chercheuse n’explique pas le succès des Verts par le seul effondrement du PS : « Les électeurs de gauche sont aussi attirés par l’offre écologique, qui est un enjeu grandissant dans la société. » Comme le montrent les récentes manifestations mondiales pour le climat.
Rien de surprenant : le long de la frontière entre le Bade-Wurtemberg et l’Alsace, plusieurs villes prospères économiquement sont marquées par leur ancrage international – Strasbourg avec les institutions européennes ou Kehl avec ses événements franco-allemands. « Les habitants vivent ici l’esprit européen : ils travaillent dans un pays et habitent dans l’autre, ils font des courses dans le pays voisin et ils ont des amis de l’autre côté du Rhin », explique le spécialiste politique, Sebastian Jäckle, de l’Université de Fribourg-en-Brisgau. « Certains votent pour l’extrême droite, quand d’autres voient les avantages d’une vie transfrontalière et veulent garder de bonnes relations. Ce sont eux qui votent pour les partis Verts européanistes, EELV et Bündnis 90/ Die Grünen. »
La situation est différente à la frontière entre la Lorraine, la Sarre et la Rhénanie-Palatinat. Ces anciennes régions minières souffrent d’une mutation économique aux effets parfois négatifs pour leur développement et leur population. Ainsi, le taux de chômage est élevé : 6,2% dans la Saare, quand l’ensemble de l’Allemagne est à 3,1%. « L’esprit européen et ses effets bilatéraux positifs y sont moins importants que dans les régions du Bade-Wurtemberg et de l’Alsace », développe Sebastian Jäckle. Déçu de la politique, l’électorat traditionnel de gauche a préféré se tourner ici, par défiance, vers l'extrême droite.
Un électorat jeune et citadin
Le vote vert est d’abord citadin. A Reims, Metz ou Nancy, le score des écologistes est toujours supérieur à la moyenne du Grand-Est. Dans la capitale alsacienne, EELV dépasse même les 20% des suffrages exprimés. Ce qui donne sur la carte un vert bien foncé comparé à la clarté des campagnes champenoises.
« Le vote vert n’a jamais été un vote rural », explique Marine De Lassalle, professeure de sociologie politique à l’IEP Strasbourg. « Les écologistes critiquent le mode de vie agricole, les pesticides, la chasse… Dès lors, l’écologie politique est bien plus populaire en ville. » Cette concentration du vote vert dans les métropoles de la région s’est même accentuée en 2019 par rapport aux élections européennes précédentes.
A Kolbsheim et Wittelsheim, un vote galvanisé par les mobilisations locales
En Champagne-Ardenne, territoire essentiellement rural, la liste conduite par Yannick Jadot a récolté seulement 8,7% des suffrages exprimés. Loin du score obtenu par EELV dans le sud de la Haute-Marne, qui se rapproche de la tendance nationale.
Au Val-d’Esnoms notamment, village de 375 habitants, EELV a obtenu 22% des voix, contre 26,1% en 2014. « A l’époque, les électeurs ont pu voter pour EELV parce qu’ils me connaissaient », explique Patricia Andriot, première adjointe au maire du Val-d’Esnoms, qui était en troisième position sur la liste des Verts du nord-est en 2014. « Ils votaient pour un candidat proche de chez eux. » Malgré une baisse en 2019, Patricia Andriot explique l’ancrage des Verts sur le territoire par le développement d’initiatives en faveur de l’environnement, tel la création d’un parc national dans les prochaines années.
Ailleurs, les Verts récoltent dans les urnes le fruit de fortes mobilisations citoyennes locales contre des projets d’infrastructures jugées peu écologiques. C’est le cas à Kolbsheim, petite commune proche de Strasbourg et haut lieu de protestation contre le projet de Grand Contournement Ouest (CGO). EELV y a obtenu 45% des voix, le plus fort taux du Grand-Est. Cet « effet GCO » s’observe également dans les 21 autres communes situées sur le tracé du chantier, où EELV est la deuxième ou troisième force politique.
Les résultats du parti vert dans les communes concernées par le centre d’enfouissement de déchets toxiques Stocamine vont aussi dans ce sens. EELV recueille près de 11% des suffrages à Wittelsheim, ville qui abrite l’infrastructure. Un score en dessous de la moyenne nationale, mais en forte augmentation : 50% de plus par rapport à 2014.
A Bure, EELV ne convainc pas
Mais l’existence de mobilisations écologiques sur un territoire ne se conjugue pas toujours avec un soutien des habitants aux partis verts. Preuve en est : aux confins de la Meuse, près de la Haute-Marne, le vote EELV est rare alors que le projet d’enfouissement de déchets nucléaires Cigéo suscite d’importantes protestations de militants venus d’ailleurs.
Dans la commune de Bure, devenue symbole du conflit, les écologistes n’ont récolté aucun vote en 2014. Et deux seulement en 2019, soit 6,5% des voix des 63 inscrits. Dans les territoires voisins non plus, les Verts n’ont pas fait florès. Sauf à Couvertpuis, où le maire Sébastien Legrand ne cache pas son opposition à l’enfouissement des déchets radioactifs : EELV ramasse ici 32,65% des votes.
Mais dans ce territoire vieillissant, rural et peu peuplé, où le Rassemblement National est arrivé en tête, « beaucoup d'habitants plutôt opposés à Cigéo n'ont pas pour autant voté EELV », note Sébastien Legrand. « Les européennes sont un vote d’enjeu national qui ne témoigne pas d’une prise de position pour ou contre le projet local d'enfouissement », avance Stéphane Martin, président de la communauté de communes des Portes de Meuse.
Toujours est-il que le laboratoire de Meuse/Haute-Marne de recherche sur le stockage des déchets nucléaires procure des emplois locaux. « Parmi un bon nombre de familles, au moins un membre y travaille », explique Irène Gunepin, responsable EELV du sud de la Meuse et militante de « Bure Stop ». « Forcément, ils ne vont pas voter Vert. »
Surtout, l’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs), qui gère le projet depuis près de 20 ans, gratifie chaque année le département de dizaines de millions d’euros, par le biais de groupements d’intérêt public. Un « dédommagement » assumé par l’agence, qui a su se rendre indispensable, quand Europe Ecologie-Les-Verts réclame une sortie du nucléaire.
Un miroir franco-allemand
Les électeurs alsaciens ont plus largement voté EELV que les frontaliers lorrains. Un constat qui s’applique aussi côté allemand, où les électeurs badois - voisins des Alsaciens - ont massivement voté pour le parti Bündnis 90/ Die Grünen [équivalent allemand d’EELV, ndlr], contrairement aux Saarois et aux Rhénans.
Marine De Lassalle voit aussi un impact de l’économie sur le scrutin. Après la crise de 2008, une partie du Grand-Est a peiné à se redresser. Seule épargnée : l’Alsace. Soit la région qui a voté le plus pour EELV. « Dans les autres départements, le vote sert plutôt à exprimer l’angoisse du déclin économique, industriel voire démographique », conclut la professeure. Donc moins pour EELV.
Autre facteur de la concentration des bulletins verts en ville : la jeunesse. Le vote écolo est une tendance typique des jeunes aux européennes selon Romain Lachat, chercheur au CEVIPOF, le laboratoire de recherche de SciencesPo : « Ces électeurs sont attirés par des forces politiques plutôt nouvelles car ils n’ont pas d’attachement fort aux partis traditionnels. »
« Le flou de la gauche » profite aux Verts
Aux élections européennes de 2019, le Grand-Est a voté deux fois plus écolo qu’au scrutin de 2014. Un succès pour Europe Ecologie-Les-Verts (EELV), mais qui ne vaut pas pour tout le territoire, pour plusieurs raisons.
Avec 13,47% des voix, Europe Ecologie-Les-Verts (EELV) est devenu en mai dernier le troisième parti de France lors des élections européennes. La liste portée par Yannick Jadot a été plébiscitée au niveau national mais aussi plus localement. Dans le Grand-Est, les Verts enregistrent 102% de voix de plus qu’en 2014.