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La laïcité, une loi au cœur du déluge

Pensée comme un principe de concorde, la laïcité fait débat. Entre incompréhension, défiance et instrumentalisation, des tenants d’une ligne normative s’opposent aux partisans d’une vision inclusive.


Amjad Allouchi

© DR

Un débat constant et ô combien clivant. La laïcité occupe un espace monumental dans le paysage médiatique français. Une municipalité écologiste qui impose un menu végétarien par semaine, une mère voilée qui accompagne des enfants en sortie scolaire, et la sacro-sainte laïcité est brandie. Souvent à tort et à travers.

On la présente comme une particularité française et une fierté nationale. La Première ministre Élisabeth Borne l’érige au rang de  valeur cardinale de notre République . Les bons mots ne manquent pas. Mais la laïcité est avant tout un principe juridique. Que recoupe-t-elle vraiment ?

La laïcité est souvent réduite à la séparation des administrations religieuses et de l’État. Elle englobe pourtant un spectre plus large. Elle garantit la neutralité de l’État et de ses agents, permet la liberté de conscience de chacun.

Son fondement est la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 dont l’article 10 pose les bases de la liberté de conscience :  Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi.  Son cadre contemporain est défini par la loi du 9 décembre 1905.

Un débat vieux de 117 ans

Au début du XXᵉ siècle, la laïcité ne fait déjà pas l’unanimité. Le débat oppose alors Émile Combes, partisan de la fermeté, au libéral Aristide Briand, dont la ligne l’a emporté. Le sociologue Robert Bistolfi, ancien haut fonctionnaire européen et spécialiste des relations euro-méditerranéennes, utilise les termes de laïcité  normative  et  inclusive  pour définir ces deux lignes qui ont perduré encore.

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Emma Combe est avocate au barreau de Lyon et experte en matière de laïcité.© Amjad Allouchi

D’après Emma Combe, avocate au barreau de Lyon et spécialiste du sujet, si le débat persiste après plus d’un siècle, c’est parce que la jurisprudence est permissive.  Le juge administratif a appliqué une neutralité bienveillante , explique l’avocate. Ces décisions, qui semblent suivre l’esprit de la loi, visaient à  protéger la liberté de conscience  et de culte.

Aujourd’hui, le débat ne se cantonne plus à l’Assemblée nationale. Les héritiers de ces deux lignes entrent rarement en confrontation directe. Ils s’opposent par interviews, conférences et manifestations interposées. Différentes associations investissent le terrain pour prêcher la bonne parole.

Qui est dans l’arène ?

La Vigie de la laïcité, composée essentiellement de chercheurs, porte la ligne inclusive. L’association est directement issue de l’Observatoire de la laïcité, commission indépendante créée en 2013 afin de conseiller le gouvernement. Il a été supprimé en 2021 par la ministre déléguée Marlène Schiappa, qui l’accusait de complaisance avec l’islam politique. Parmi les fondateurs de la Vigie, on retrouve le dernier président de l’Observatoire Jean-Louis Bianco, ancien ministre socialiste, et de nombreux chercheurs dont Nicolas Cadène. Ce dernier est un cadre local de la Nupes et l’organisme, dans son ensemble, est proche de la gauche.

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Le philosophe Raphaël Enthoven intervient régulièrement sur tous les plateaux TV.© DR

De l’autre côté du spectre, le Printemps républicain incarne la ligne normative. Le mouvement a vu le jour en 2016, en réaction aux attentats du 13 novembre 2015. Il revendique une lutte ancrée à gauche  contre l’extrême droite et l’islamisme politique , qui feraient leur lit en France grâce au laxisme des institutions, notamment l’Observatoire de la laïcité. L’association compte sur la présence de personnalités médiatiques et politiques comme le philosophe Raphaël Enthoven ou d'anciens du Parti socialiste, comme Amine El Khatmi ou le chercheur Laurent Bouvet, récemment décédé.

Chaque camp revendique la défense de la laïcité originelle :  celle des textes , comme le dit Nicolas Cadène, une laïcité  pleine et entière , appuie Marika Bret, adhérente au PR et journaliste à Charlie Hebdo. Pour revendiquer sa vision, le PR organise de nombreuses rencontres avec un public large. De son côté, la Vigie enchaîne colloques et conférences et produit quantité de ressources en accès libre.

L’activisme est la seule chose qui les rassemble. L’un des premiers désaccords porte sur la limite de l’expression de la foi et de l’exercice du culte. Le PR prône une laïcité  de l’intime, qui s’exerce dans des lieux dédiés  et que l’État se doit de protéger. Du côté de La Vigie de la laïcité, on se cantonne à la barrière légale du trouble à l’ordre public.  C’est la seule limite à l’exercice de la foi, et c’est à un juge de la qualifier , avance Valentine Zuber, directrice d'études à l'École pratique des hautes études et membre de la Vigie.

L’islam, un sujet qui polarise

Autre source de discorde : qui menace la laïcité ? À cette question, autant d’interlocuteurs que de réponses. Valentine Zuber assure que l’on dispose des  outils juridiques nécessaires  pour répondre à des  provocations qui ont toujours existé . Son collègue Nicolas Cadène considère qu’elle est autant menacée par des extrémistes religieux qui voudraient interdire le droit de critiquer la religion, que lorsqu’elle est  mal définie et mal appliquée à des fins électoralistes ou idéologiques , en chargeant particulièrement la droite et l’extrême droite.

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Marika Bret, journaliste à Charlie Hebdo, est adhérente au Printemps républicain.© DR

Le Printemps républicain cible l’Islam comme principal danger. Ses membres évoquent les atteintes à la laïcité à l’école (en hausse selon le ministère de l’Éducation nationale, qui recense 720 cas en octobre 2022 contre seulement 313 le mois précédent) ou les revendications concernant le maillot couvrant. L’association accable aussi des responsables politiques de gauche comme Jean-Luc Mélenchon (LFI).  J’ai été déçue par lui. Nous l’avions invité à l’enterrement de Charb. Et en novembre 2019 il défilait à la marche de la honte [marche contre l’islamophobie, NDLR] au son de “Allahu Akbar” devant le Bataclan , grince Marika Bret. De nombreux militants accusent le PR d’être obsédé par les musulmans, allant jusqu’à taxer des membres du mouvement d’islamophobie.

À cette accusation, la journaliste répond du tac au tac sur le terrain. Les 8 et 9 décembre 2022, elle tournait dans le sud de la France pour organiser des rencontres autour du livret posthume de Charb, dessinateur de Charlie Hebdo assassiné dans les attentats du 7 janvier 2015. Un texte au titre évocateur : La lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes.  Il remet les pendules à l’heure sur ce qu’est la laïcité et ce qu’elle n’est pas.  Marika Bret affirme que l’islamophobie serait un  procès illégitime  qui viserait à assimiler la critique,  légitime , d’une religion à une haine,  insupportable , de ses pratiquants.

L’islam est le sujet le plus brûlant du débat. Les deux mouvements se sont structurés dans l’antagonisme à la suite de la vague d’attentats islamistes. L’un embrasse la laïcité comme  combat  contre cette nouvelle menace quand l’autre veut entretenir le libéralisme de la loi.

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L'association Les Racines de demain a organisé, les 8 et 9 décembre 2022 à Lyon, la formation Valeurs de la République et laïcité. © Alizée Ouelbani

Le normatif gagne du terrain, l’inclusif se repose sur la loi

L’espace politique et médiatique est dominé par la vision normative de la laïcité. Au sommet de l’État, des personnalités comme le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin ou la secrétaire d’État Sarah El Haïry sont des relais de la laïcité dure. Le ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye a paru les rejoindre sur cette ligne. Dans un entretien au Monde, il s’est interrogé sur l’encadrement des  signes religieux par destination  à l’école. Une position qui va plus loin que la loi de 2004, qui ne fait qu’interdire les signes ostensibles.

Pourtant, dans les faits, les pouvoirs publics semblent prendre parti pour la laïcité libérale, celle de la loi de 1905. À l’initiative de l’Observatoire de la laïcité, le 9 décembre est devenu la journée de la laïcité en 2015. Les 8 et 9 décembre 2022, des formations Valeurs de la République et laïcité se sont tenues partout en France. Un manuel, mis au point par l’Agence de la cohésion des territoires et le Centre national de la fonction publique territoriale, a été fourni aux formateurs. À Lyon, Ruth Ouazana Barer et Jaafar Greinch de l’association Les Racines de demain saluent le contenu  rigoureux  et  clair  de cette formation, émaillée de rappels historiques, définitions et leçons de droit.

Si la ligne dure reste la plus visible dans le débat public, c’est en grande partie grâce à l’activisme agressif et efficace du Printemps républicain. Le mouvement, fondé par des proches de Manuel Valls, profite de puissants relais : tribunes dans des grands titres, chroniques régulières à la télévision ou à la radio, présence musclée sur Internet. Avec la récente loi séparatisme, la ligne normative a clairement marqué un point.

Croire ou ne pas croire : y voir plus clair

Athée ou agnostique ? Théiste ou déiste ? Anticlérical ou antithéiste ? Dans le domaine de la croyance, les termes aussi font débat. Décryptage autour de quelques définitions.


Baptiste Candas

Cuej

C’est quoi le théisme ?

C’est la croyance en l'existence d'un dieu qui intervient dans les affaires humaines. Le théisme se base sur des révélations (des miracles, des prophètes...), des textes sacrés comme la Bible ou le Coran, des relations entretenues entre l’entité et les humains...

Quelles différences avec le déisme ?

Le déisme c’est croire en Dieu, et c’est tout. Un déiste croit à l'existence d'un dieu comme cause du monde, mais pas à son intervention dans les affaires humaines. C’est une croyance qui reste volontairement imprécise. Le déiste rejette la vision d’un dieu personnel et unique des religions monothéistes, leurs révélations, rites et dogmes.

L’agnostique, c’est celui qui ne sait pas.

L’agnostique estime qu’il est impossible d’obtenir la connaissance de l’existence ou de l’inexistence de Dieu. Ce n’est en aucun cas celui qui  ne se prononce pas . La posture de l’agnostique est compatible avec divers niveaux de croyance ou d’incroyance. Un agnostique peut, par exemple, être théiste, déiste ou même athée.

Ignosticisme, kezako ?

L’ignosticisme, c’est exiger une définition claire et cohérente de Dieu de la part des croyants. Faute de quoi, il manquerait une base pour discuter de la foi, de Dieu, de croyances...

Scepticisme et zététique : ils doutent de l’existence.

Pour le philosophe français André Comte-Sponville, le sceptique répondra  j’en doute  à la question de l’existence de Dieu. Être sceptique, c’est cultiver son esprit critique vis-à-vis de ce qui est présenté sans preuve. En France, le scepticisme se décline dans un mouvement, la zététique, une méthode est définie comme  l’art du doute  par son créateur, le biophysicien Henri Broch. Complotisme, médecines non-conventionnelles, pseudo-sciences, biais cognitifs...

Les combats sont nombreux pour la sphère zététicienne, très présente sur les réseaux sociaux et les plateformes comme Youtube et Twitch. En matière de croyance religieuse,  la zététique ne se prononce pas sur l’(in)existence de Dieu , affirme Thomas Durand, vidéaste et biologiste, dans l’interview qu’il nous a accordée.  En revanche, elle questionne les soi-disant preuves, vérités scientifiques avancées par certains croyants pour établir son existence.  Certains zététiciens questionnent par exemple l’existence de Moïse, un personnage qu’ils qualifient plus de mythologique que d’historique.

L’athée, il n’y croit pas.

L’athée, c’est celui qui ne croit pas en Dieu, qu’il soit déiste ou théiste. Dans son livre Dieu, la contre-enquête, Thomas Durand affirme que l’absence de croyance  n’est pas de nature à rassembler les athées autour d’une doctrine commune . L’athéisme ne peut donc pas être considéré comme une religion. La notion d’athée fait l’objet de controverses puisqu’elle peut renvoyer à plusieurs définitions.

Un athée peut très bien être agnostique, il ne prétend pas détenir de preuves de l’(in)existence de Dieu. Pour autant, il est courant de voir une définition plus  militante . Dans ce cas, l’athée apporterait une réponse négative à la question de l’existence de Dieu. Il serait lui-même une sorte de croyant, mais qui croit que Dieu n’existe pas. Il se rapproche alors de la définition de l’antithéiste.

L’antithéisme ou négathéisme, une opposition active.

L’antithéiste affirme qu’il existe des preuves de l’inexistence d’un dieu théiste. Par exemple, il croit possible de démontrer l’invalidité de certains écrits, miracles, histoires, personnages... et que ces fausses informations mettent sérieusement en doute l’existence de Dieu. Pour autant, il ne prétend pas être capable de questionner celle du Dieu déiste.

L’anticlérical, pour que la religion n’influence plus les affaires publiques.

 Le cléricalisme, c’est l’organisation de la société autour d’une ou plusieurs religions. L’anticléricalisme, c’est s’opposer à cela , définit Jean-Marc Schiappa, historien, lors d’une interview à écouter dans notre podcast. Aristocratique, libéral, gallican, anarchiste... les anticléricalismes, parfois associés à l’antithéisme, ont pris de nombreuses formes dans l’histoire depuis leur émergence au XVIIe siècle.

Des voix contre Dieu

Pensée critique de la méthode religieuse, anticléricalisme, refus du concept de Dieu : des militants nous parlent de leur opposition au poids du sacré.


Amine Snoussi

Antithéisme, l'opposition aux religions

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Zététique, la méthode face à la foi

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Anticléricalisme, une vision de la laïcité

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