Vous êtes ici

Dans le Caucase, la route militaire géorgienne dessine une histoire géopolitique dont le dernier épisode en date est l’invasion de l’Ukraine. De Tbilissi à la frontière russe, News d’Ill a arpenté cet axe majeur.

[ Plein écran ]

Une file infinie de camions s'étire sur plusieurs kilomètres. Les chauffeurs n'ont d'autre choix que de patienter. © Charlotte Thïede

Malgré une volonté accrue de rejoindre l’Union européenne, la Géorgie reste dépendante de l’économie de son puissant voisin slave. Depuis l’offensive russe en Ukraine, cette dépendance est visible tout au long de la route centenaire, devenue l’unique point de passage pour traverser le Caucase. Chaque jour, d’innombrables camions transportent leur précieuse cargaison sur une chaussée parfois dangereuse. Routiers, marchands à la sauvette, restaurateurs, ingénieurs : un pan entier de la population dépend de ses 212 kilomètres d’asphalte.

57 km - L’unique porte d’entrée terrestre vers la Russie

Assise sur une chaise pliante, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Tbilissi, Irina garde les yeux rivés sur la route. Derrière elle, des étoles de laine pendent sur un fil à linge et des babioles sont étalées sur des tables en bois protégées par un parasol. 

Installé au pied du Caucase, au niveau du réservoir de Zhinvali, où l’eau du fleuve Aragvi est retenue par un barrage, son commerce dépend du trafic de la route militaire géorgienne. Comme les autres tenanciers d’échoppes, la quinquagénaire attend « tous les jours, toute l’année » qu'un touriste s’arrête pour lui acheter un magnet, un tapis ou une tasse aux couleurs du drapeau géorgien, « l’objet le plus vendu »

La route qui relie la Géorgie à la Russie est dite « militaire » car elle a été construite et empruntée par les armées du Tsar dans la foulée de l’annexion de la Géorgie au début du XIXᵉ siècle. S’étendant de Tbilissi au poste de contrôle de Lars, à la frontière nord, elle est le principal axe routier transcaucasien.

« La majorité des voyageurs viennent d’Arménie, de Russie et des pays arabes, observe Irana en souriant de ses lèvres gercées par les rayons du soleil, ils sont indispensables, ils financent mon train de vie. » L’an dernier, les touristes lui ont permis de gagner jusqu’à 1 000 laris (370 euros) pendant les mois d’été. Pour retenir les visiteurs, les attractions touristiques au long de la route ne manquent pas : monuments et points de vue grandioses, ainsi qu’une myriade de stands proposant des spécialités géorgiennes. En bonne place : les churchkhelas, ces sucreries bariolées en forme de long bâton fourrées de noix et de coulis de raisin.

[ Plein écran ]

Tous les jours de l'année, Irina installe son échoppe de souvenirs au niveau du réservoir de Zhinvali. © Lucia Bramert

74 km - Solidarité entre routiers

Après Kvesheti, la route prend de l’altitude et les lacets se multiplient. Sergej, un routier arménien de 70 ans, s’est arrêté sur le bas-côté. Pas pour prendre un pause, mais pour « aider un ami à réparer ses freins ». Les deux hommes sont vêtus du même bleu de travail.

Les éboulements fréquents compliquent le trajet, même pour ces camionneurs aguerris. « Nous sommes partis il y a six jours d’Erevan pour nous rendre à Moscou », raconte-t-il, assis au volant de son poids lourd. Briquet à la main, il allume sa gazinière pour réchauffer son café. Sur le tableau de bord devant lui s'entassent des bonbons, de la paperasse et quelques outils de mécano. Derrière, un matelas de 90 centimètres, minutieusement bordé d’une couverture aux carreaux colorés : son dortoir. Si les deux hommes aux yeux fatigués ont acheminé du jus de grenade arménien, ils reviennent chargés de bière russe et de vodka moscovite. « La marchandise est plutôt bonne », s’amuse Sergej derrière ses lunettes de soleil aux verres sépia. 

Un virage après l’autre, les camions aux plaques d’immatriculation arméniennes se suivent. L’E117 est la seule route connectant l’Arménie à la Russie. Bien que pro-européenne, et malgré la guerre déclenchée par Vladimir Poutine en 2008, la Géorgie reste le carrefour par lequel transitent toutes les marchandises exportées ou importées par la Russie depuis les pays du Caucase.

Selon l’organisation Transparency International, « la Géorgie a reçu environ 3,3 milliards d’euros de revenus de la Russie grâce aux transferts de fonds, au tourisme et à l’exportation de marchandises ». Depuis l’invasion de l’Ukraine, les pays occidentaux ont imposé des sanctions économiques à la Russie, qui les contourne en s'approvisionnant en produits occidentaux via des pays tiers. « Il arrive que nous transportions des produits interdits », révèle un peu nerveusement Sergej avant d’ajouter : « Nous préférons ne pas savoir ce que contient notre cargaison. »

Pendant que Sergej avale la dernière gorgée de son café, un 4x4 vert olive flambant neuf, affublé d’une plaque d’immatriculation géorgienne provisoire, file vers le nord. Les véhicules de luxe font pourtant partie des marchandises bannies par les sanctions. La présence du bolide est une preuve parmi d’autres que la Géorgie n’applique pas les sanctions internationales sur le commerce avec la Russie.

[ Plein écran ]

Installé dans son poids lourd, Sergej, chauffeur arménien, se sert un café tout juste réchauffé sur sa gazinière. © Charlotte Thïede

120 km - Fin de saison à la station de ski de Gudauri 

À quelques 2 000 mètres d’altitude, la route passe en plein milieu d’une station de ski avant d’atteindre son point culminant au Col de la Croix, où les touristes se bousculent en hiver. Les sommets enneigés du Caucase, dont certains culminent à 5 000 mètres, servent de toile de fond aux installations touristiques qui sortent de terre à un rythme effréné.

Appartements à vendre, hôtels et spas fleurissent le long d’une chaussée défoncée et jonchée de déchets. Des loueurs de quads prennent leur aise sur des parcelles d’herbes. Alors qu’à Tbilissi, les caractères russes sont de moins en moins tolérés, ici, des dizaines d’affiches sont rédigées dans les deux langues. 

[ Plein écran ]

Entre la station de ski et le col de Jvari (2 395 m), le monument à l'amitié russo-géorgienne ravit les touristes, qui se pressent pour immortaliser un souvenir. © Charlotte Thïede

124 km - À « l’amitié » russo-géorgienne 

Un peu plus haut, entre la station de ski et le col de Jvari, le monument à l’amitié russo-géorgienne apparaît, perché sur un promontoire. Érigé en 1983 pour célébrer le bicentenaire du traité de Gueorguievsk (1783), par lequel la Géorgie est devenue vassale de la Russie, ce gigantesque arc de cercle fait de pierres et de béton est orné d’une gigantesque fresque incurvée composée de carreaux de faïence. Dans le plus pur style soviétique, elle dépeint l’union des cavaliers russes et géorgiens, et la fraternité des citoyens des deux pays réunis autour du vin et du pain.

L’odeur des crêpes embaume l’entrée du parking. Une trentaine de touristes en parkas et bonnets descendent d’un minibus. Le vent glacial ne dissuade pas Alexej*, un touriste moscovite de 39 ans, d’expliquer à l’un de ses trois fils l’histoire de ce monument « si particulier ». Attaché à la Géorgie, ce père de famille, qui n’a pas été mobilisé pour combattre en Ukraine pour le moment, lance dans un anglais impeccable : « Nous, les Russes et les Géorgiens, sommes un peuple commun, nous avons la même mentalité. »

Ce matin, Alexej est l'un des rares touristes russes à exprimer son opposition au Kremlin. Il regrette que « de moins en moins de Géorgiens parlent russe ». Malgré sa « honte » de Poutine, l'homme refuse d’abandonner sa terre natale. « Ma femme souhaiterait quitter le pays mais à mon avis, c’est à Poutine de partir, pas à nous. » Son espoir : « Une Russie sans dictateur, sans guerre. Une Russie libre de bouger et de parler. » 

137 km - Des Chinois dans le Caucase

Aux abords de Kobi, un nuage de poussière s’élève dans les airs. Des employés en uniforme orange s’activent, tandis que des chiens lézardent sur le sol. Impossible de manquer le panneau couvert d’idéogrammes chinois qui indique la construction d’une nouvelle route.

« En raison du risque d’avalanche et des conditions météorologiques difficiles, le trafic est souvent interrompu », explique Ilia Koreli, un assistant ingénieur supervisant le chantier. Depuis 2019, son employeur, China Railway Group, aménage un nouvel axe de près de 23 kilomètres et perce un tunnel de 9 kilomètres entre Kvesheti et Kobi. Un segment parmi d’autres de la Route de la soie pour Pékin. « Ces infrastructures doivent permettre une circulation plus sûre et plus rapide pour les camions transitant vers la Russie », achève Ilia Koreli.

[ Plein écran ]

Depuis douze ans, Kakha réside à Kobi, petit village où ne vivent plus que cinq familles. © Charlotte Thïede

138 km - Un avenir incertain pour Kakha 

À un jet de pierre du chantier, une dizaine de maisons délabrées se tiennent en ordre dispersé. Depuis son jardin, Kakha a vue sur les travaux. Sa tenue maculée de boue, les mains noircies par la terre, il s’assied sur le mur en pierre qui délimite sa propriété. Père de trois fils, dont l’un travaille sur le chantier chinois, il semble ne plus percevoir le bruit des engins de construction qui résonne dans les montagnes.

Cela fait douze ans qu'il réside dans ce hameau, à une trentaine de kilomètres de la frontière russe, où ne vivent plus que cinq familles : « En hiver, quand le temps est glacial, c’est difficile. On n’a même pas accès au gaz. » Il espère que la nouvelle route et le tunnel lui permettront de se rendre plus rapidement aux villages alentour, même durant les mois d’hiver, quand les avalanches ensevelissent la route. Sereinement, Kakha redresse sa casquette et allume une cigarette. Même si les conditions de vie sont rudes, il regrette que les jeunes quittent la montagne et leurs familles pour la ville, ou même l’étranger. Après une bouffée de cigarette, il ajoute : « Quand la guerre en Ukraine sera enfin terminée, nous irons mieux, nous et notre pays. »

145 km - Une file interminable de camions

L’ancienne route militaire serpente à nouveau. Ses étroits virages croisent le chemin des chevaux et des vaches sauvages qui peuplent les montagnes, passent devant des maisons abandonnées et d’autres en construction. Sur le bas-côté, les stands se font plus rares.

La chaussée devient de plus en plus accidentée. Sur l’asphalte raviné, les nids-de-poule se multiplient. Et tout d’un coup, ils sont là : des centaines de camions aux plaques d’immatriculation arméniennes, azerbaïdjanaises, géorgiennes, ou russes font du surplace en file indienne, jusqu’à l’horizon. Une voiture de police régule le trafic. 

Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les agents veillent à ce que les routiers respectent l’interdiction de circulation pour éviter les embouteillages à la frontière. Les délais d’attente s’allongent en raison du nombre croissant de camions, du « manque de personnel au niveau de la frontière » et de « l’arbitraire de la douane du côté russe », affirme un policier, casquette vissée sur la tête et lunettes de soleil masquant son visage. Sur cette section de la route, il estime le flux à 300 camions.

Les chauffeurs n’ont d’autre choix que de patienter. Cinq Géorgiens tuent le temps en bavardant dans le froid. «  Cela fait trois heures que nous attendons ici, témoigne Zaza, en tenue de jogging et une paire de chaussons aux pieds, mais il faudra compter au moins vingt heures de plus », jauge-t-il, la mine résignée. Un délai « normal » d’après le quinquagénaire qui fait état de délais d’attente pouvant atteindre plusieurs semaines. Depuis l’invasion russe de l’Ukraine, le trafic sur la route a « énormément augmenté », note Emzar, routier depuis une trentaine d’années, « nous ne pouvons plus passer par la mer Noire, du côté de Batoumi ». La route militaire géorgienne reste l’unique voie commerciale praticable.

Les camionneurs expliquent ne pas s’occuper de géopolitique. « Je fais mon job », dit simplement Emzar. Quelle que soit la nationalité, c’est la solidarité qui prime : « Hors de question de laisser quelqu’un galérer, ceux qui ont besoin d’aide seront aidés », souligne-t-il, provoquant les hochements de tête approbateurs des routiers. Deux fois par mois ses collègues et lui acheminent leurs marchandises au long des 2 000 kilomètres séparant Tbilissi de Moscou, avant de revenir chargés de blé ou de farine. Chaque traversée leur rapporte environ 2 000 laris (740 euros). Né au temps de l’Union soviétique, Emzar espère une amélioration des relations entre la Géorgie et la Russie afin « d'éviter une guerre ». Zaza insiste : « Sans les relations commerciales avec la Russie, la Géorgie souffrirait. »

Moins de 50 mètres plus loin, le conducteur d’un camion immatriculé en Russie ouvre sa portière avec hésitation, puis se détourne. Comme la plupart de ses concitoyens, il préfère ne pas parler.

[ Plein écran ]

Elisso, 72 ans, cuisinière à Stepantsminda : « Même quand on était cinq dans une chambre pendant des mois, je n'ai jamais pensé à quitter mon pays. » © Charlotte Thïede

152 km - Stepantsminda, dernier village avant la frontière

Cette bourgade est la patrie d’Elisso Guelashwili. Les cheveux gris tirés vers l’arrière, le sourire de la septuagénaire emplit sa salle à manger. À 72 ans, cette grand-mère aux huit petits-enfants prépare chaque jour des plats géorgiens dans son restaurant, le Beba Bar.

« Ne vous fiez pas à la porte, derrière se cache une pépite », s’enthousiasme l’un des cinq cent avis positifs postés sur Google. Car malgré l’isolement de son restaurant, Elisso a su se faire une réputation parmi les voyageurs. Éclairée par une grande baie vitrée faisant face aux montagnes, la salle à manger compte sept tables. 

Son petit-fils, Irakli, ne lâche pas sa grand-mère lorsqu’elle porte les victuailles du jour dans sa cuisine : aubergines, tomates, concombres, ainsi que quelques kilos de viande. « Je suis contente que le village ait évolué et qu’il soit devenu plus animé », avoue Elisso, bien que l’augmentation du trafic soit liée à la guerre. « Autrefois, la vie était dure », se souvient la cuisinière en s’asseyant sur l’une des chaises en bois. Après des décennies de pauvreté commune, son ancienne maison a brûlé en 1998 et son mari est décédé peu après. « Mais même quand on était cinq dans une chambre pendant des mois, je n'ai jamais pensé à quitter mon pays », insiste cette Géorgienne « d’âme et de cœur ».

Stepantsminda étant devenue une destination prisée des randonneurs, des clients affamés affluent aujourd’hui de Pologne, de France et même de Corée. Elle ne se réjouit pas de voir les touristes russes arriver, mais souligne qu’elle sert quand même « ceux qui sont polis ». Assis sur les genoux de sa grand-mère, Irakli, âgé d’un an, mâchonne un bout de pain. Le regard bienveillant, Elisso garde espoir pour l’avenir de sa famille, « pas à l’étranger, pas en Europe, insiste-t-elle, mais ici en Géorgie ».

[ Plein écran ]

Les camions s'approchent du poste-frontière de Lars, dernière étape avant l'entrée en territoire russe. © Lucia Bramert

163 km - À la frontière, enfin !

À force de tunnels non éclairés et de gros nids-de-poule, la route atteint le poste-frontière de Lars, dernière étape avant l’entrée en territoire russe. À droite, une forteresse surplombe la passe de Darial, où sinue la route militaire. Des centaines de camions patientent de nouveau sur un parking. Au compte-goutte, un policier autorise leur passage.

Tous ceux venus d’Erevan sont sur la route depuis près d’une semaine. Un Arménien au camion chargé de blé constate que la douane géorgienne lui demande de régler 380 laris (140 euros) de droits d'accises pour sa cargaison. Une bonne affaire pour l'État géorgien quand on considère les centaines de camions qui attendent. L’un après l’autre, les poids-lourds passent la barrière et disparaissent du champ de vision, continuant leur voyage vers le nord. Jusqu’à Moscou, il reste encore 1 800 kilomètres.

Lucia Bramert
Charlotte Thïede
avec Saba Samushia

*le prénom a été modifié

Imprimer la page