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PARTIE 1: CONTROLER

PARTIE 2: CIRCULER

PARTIE 3: VERROUILLER

 

Turbulences sur Schengen

Confrontés à une importante crise migratoire, les Etats membres remettent en cause l’espace Schengen et rétablissent les contrôles aux frontières. Présentées comme provisoire, ces mesures s’installent dans la durée.

Il faut sauver Schengen. C’est l’une des missions prioritaires du Conseil européen, réuni le 15 décembre. Les dirigeants des 28 Etats membres se sont retrouvés une nouvelle fois à Bruxelles pour discuter de cette question épineuse. Depuis plus d’un an, les crispations se multiplient. Pour restaurer la confiance entre les partenaires, les chefs d’Etat et de gouvernement doivent notamment s’entendre sur une réforme du droit d’asile européen.

Pourtant, depuis sa création, l’espace Schengen est perçu comme l’un des achèvements de la construction européenne. Depuis 1995, les citoyens peuvent circuler sans visa ni contrôle d’un pays à l’autre, en toute liberté. En 2011, plus de 400 millions d’Européens ont effectué 1,25 milliard de voyages sans passeport, selon une étude de la Commission publiée en mai 2012.

Le retour aux frontières

Mais Schengen a été fragilisé par la vague d’immigration la plus importante en Europe depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Un afflux provoqué par les « printemps arabes » de 2011 et amplifié par les guerres libyenne et syrienne. En 2014 et 2015, deux millions de personnes ont demandé l’asile sur le Vieux continent.

1,25 milliard de voyages effectués sans passeport en Europe en 2011.

Principale destination : l’Allemagne. Après avoir accueilli 800 000 demandeurs d’asile en neuf mois, Berlin veut réguler le flux et rétablit ses frontières le 13 septembre 2015. L’Allemagne invoque une clause de sauvegarde, qui autorise un pays à restaurer temporairement les contrôles frontaliers en cas « de menace grave pour l'ordre public et la sécurité intérieure ». Dès le lendemain, l’Autriche, la République tchèque, la Hongrie, ou encore la Slovaquie lui emboîtent le pas. Quelques semaines plus tard, la France, la Slovénie et les pays scandinaves font de même.

Donnée pour temporaire, la restauration des contrôles aux frontières semble s’installer dans la durée. La Commission européenne a accepté, le 11 novembre, le prolongement jusqu’en février 2017 des contrôles pour cinq frontières européennes (Suède-Danemark, Allemagne-Autriche, Autriche-Hongrie, Autriche-Slovénie et Suède-Norvège). La Commission estime qu’il est nécessaire de contrôler cette zone de passage, par laquelle sont susceptibles de transiter de nombreux demandeurs d’asile. « Une grande partie des migrants, en partant de la Grèce, traversent l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, la Suède ou la Norvège », justifie Tove Ernst, porte-parole de la Commission européenne sur les questions migratoires. « On a vu avec l’afflux massif des migrants, d’une manière incontrôlée, que cela ne fonctionnait plus. Les frontières extérieures n’étaient pas assez surveillées », ajoute-t-elle.

Historique du retour des contrôles

ROYAUME- UNI IRLANDE ROUMANIE BULGARIE CROATIE AUTRICHE FRANCE ESPAGNE ALLEMAGNE SUEDE FINLANDE POLOGNE BELGIQUE PAYS- BAS PORTUGAL SLOVAQUIE ITALIE HONGRIE LETTONIE REPUBLIQUE TCHEQUE LITUANIE SLOVENIE DANEMARK GRECE ESTONIE NORVEGE SUISSE ISLANDE
  • 2 septembre 2015

  • 13-14 septembre 2015

  • 11-26 novembre 2015

  • 4 janvier 2016

  • Aujourd'hui


Le 2 septembre 2015, l’Allemagne demande à l’Italie et à l’Autriche de rétablir les contrôles au tunnel du Brenner. La première étape d’un processus qui a conduit d’autres Etats européens à déroger aux règles de la convention de Schengen.

Des désaccords politiques forts

Grâce à la réforme de Frontex et à l’accord entre l’Union européenne et la Turquie, le flux migratoire s’est depuis tari, mais la question des demandeurs d’asile déjà entrés en Europe demeure. Ainsi, les Etats membres ont adopté le 14 septembre 2015 un plan de relocalisation des migrants, visant à équilibrer leur répartition entre les pays. Mais cet engagement n’est pas respecté par tous les signataires. « Seulement trois pays ont refusé – Hongrie, Pologne et Slovaquie -, relativise Tove Ernst. 8 000 migrants ont déjà été relocalisés. Toutes les personnes éligibles pourraient être relocalisées d’ici la fin 2017. » Cette situation met en évidence les dissensions parmi les Etats membres. « Les limites de l’espace Schengen ne lui sont pas inhérentes, mais relèvent plutôt des politiques menées aux niveaux national et européen. Les États membres se replient sur eux-mêmes face aux menaces de sécurité. Les politiques européennes de gestion des frontières extérieures se construisent, mais se heurtent trop souvent aux égoïsmes nationaux », juge l’eurodéputée Sylvie Guillaume (S&D).

« Les politiques européennes de gestion des frontières extérieures se construisent, mais se heurtent trop souvent aux égoïsmes nationaux »

Des égoïsmes qui rendent difficile la mise en place de réformes durables. La modernisation de Schengen et du système d’asile paraît pourtant indispensable, alors que les conflits à proximité de l’Europe se multiplient. « On peut imaginer la répétition de cette crise au Moyen-Orient ou dans l’ex-Union soviétique, estime Claude Moniquet, cofondateur de l’ESISC, une agence qui réalise des études sur la sécurité, notamment auprès de la Commission européenne. Il est possible de nous réveiller demain avec 500 000 migrants aux frontières extérieures qui demandent l’asile. »

A Bruxelles, Anthony Halpern

 

A Strasbourg, Maxime Nauche et Pierre-Antoine Lefort

 

Le bunker autrichien

En septembre 2015, l'Autriche a rétabli les contrôles à ses frontières avec la Slovénie et la Hongrie. Deux mesures qui devaient être temporaires, mais qui s'installent dans la durée. Le gouvernement craint un nouvel afflux migratoire dans les prochains mois.

A Nickelsdorf/Spielfeld/Sentilj, Arthur Lindon, Anna Manceron et Noémie Philippot

 

Bruxelles-Midi : de nouveaux contrôles sur les rails

La principale gare internationale de la capitale belge introduit de nouvelles mesures de sécurité afin de lutter contre le risque terroriste.

Située au cœur de l’espace Schengen, Bruxelles-Midi est la gare internationale la plus fréquentée de Belgique. Tous les jours, 60 000 voyageurs, des hommes d’affaires, des députés et des touristes, y transitent pour se rendre à la Haye, Paris ou encore Cologne.

60 000 voyageurs transitent quotidiennement par Bruxelles-Midi.

Après l’attentat de Bruxelles du 22 mars, le gouvernement belge a décidé de renforcer les mesures de contrôle pour les trains internationaux qui passent par cette gare. A partir du premier semestre 2017, des portiques à rayons X scanneront les bagages de tous les passagers qui prennent les Thalys, ICE ou TGV, même s’ils ne quittent pas l’espace Schengen. Les passagers doivent également s’attendre à des contrôles d’identité aléatoires. « Des mesures sur le long terme », précise Thierry Ney, porte-parole de la SNCB, la Société nationale des chemins de fer belges. Le gouvernement alloue un budget de 17 millions d’euros à la SNCB pour augmenter les mesures de sécurité à Bruxelles-Midi ainsi qu’aux gares de Liège et Anvers. En plus des portiques, 100 agents supplémentaires de la société de sécurité Securail entreront en fonction début 2017. « Les portiques ne font que déplacer les files d’attente », prévient Stijn Lewyllie, directeur de l’ONG Fédération européenne pour les passagers.

Stocker les données pour identifier des terroristes

La Belgique envisage également la mise en place d’un système PNR (Passenger Name Record) : la récolte de données de passagers effectuant un voyage international. Depuis mai 2016, une directive européenne oblige les transporteurs aériens à collecter des données de passagers qui entrent dans l’Union européenne. Le gouvernement belge veut appliquer le PNR à tous les moyens de transports : avions, trains et cars internationaux et bateaux. Le PNR recensera des données comme le point d’embarquement, le nom ou la nationalité des voyageurs. Les transporteurs devront les transmettre au ministère de l’Intérieur belge, qui les analysera pour identifier d’éventuels terroristes. Pour autant, selon Stijn Lewyllie, le PNR est « une mesure cosmétique, parce qu’un terroriste peut prendre son billet sous une fausse identité ».

Vu le grand nombre d’entreprises de transports concernées, la Commission européenne doute de la possibilité de mettre en œuvre le projet. Elle craint aussi une augmentation du prix des billets et des retards pendant les embarquements. Le projet a été renvoyé devant le Conseil d’Etat belge.

Des usagers compréhensifs

Stéphanie, 43 ans, valise cabine à la main, s’apprête à monter dans un Thalys. Elle travaille à Paris. Elle prend le train tous les lundis et revient à Bruxelles les vendredis. « Si bientôt on contrôle mon bagage, cela ne me dérangera pas. Au contraire, cela me rassurera ». Elle ajoute : « A Paris, il y a déjà des scans et ça va très vite. » Après la tentative d’attaque terroriste dans un Thalys, en août 2015, et l’attentat de Paris du 13 novembre 2015, la France a introduit des inspections à la gare du Nord et à Lille.

« Si bientôt on contrôle mon bagage, cela ne me dérangera pas »

Le train Eurostar relie Bruxelles à Londres. Aller au Royaume-Uni, qui n’est pas membre de l’espace Schengen, nécessite des contrôles d’identité. La difficulté : l’Eurostar fait une escale « intra-Schengen » à Lille. En 2012, la compagnie a donc ouvert deux terminaux à Bruxelles-Midi : un terminal « Lille » pour ceux qui restent à l’intérieur de Schengen et qui n’ont pas besoin de se soumettre à des contrôles d’identité, et un « Channel Terminal », considéré comme frontière extérieure de l’espace de libre circulation. « Avant, les Lillois étaient dans la queue avec les Anglais et ils râlaient parce qu’ils perdaient du temps », se souvient Brenda, agent commercial chez Eurostar. Depuis l’attaque déjouée dans le Thalys, dont l’auteur est monté dans le train à Bruxelles-Midi, les voyageurs reconsidèrent leurs priorités. « On se dit que cela vaut la peine », explique Olivier, usager régulier de l’Eurostar, qui s’interroge : « Pourquoi les lignes internationales sont-elles spécifiquement concernées ? Y a-t-il moins de bombes entre Paris et Lyon qu’entre Bruxelles, Lille et Londres ? »

Peu de temps avant la fermeture du terminal « intra-Schengen » de l’Eurostar, quelques passagers courent pour rejoindre le quai. « Ce sont ceux qui rentrent à Lille après avoir travaillé à Bruxelles », commente Stéphanie, chargée des enregistrements. Un couple britannique s’approche prudemment. « C’est le train pour Londres ? », demandent-ils en anglais. « Oui, mais pour vous, c’est l’autre terminal en bas, à l’autre bout de la gare », répond un agent de sécurité. Parfois, la réorganisation crée des confusions.

A Bruxelles, Nina Zeindlmeier

 

Entre l'Allemagne et l'Autriche, les mailles du filet se resserrent

1300 à 1600 migrants illégaux sont interpellés tous les mois par la police allemande à la frontière autrichienne.

Avant septembre 2015, aux frontières allemandes, les contrôles étaient ponctuels et aléatoires. Depuis la crise migratoire, la frontière avec l'Autriche est sous surveillance permanente : des policiers allemands sont présents 24 heures sur 24 sur l'autoroute, et certains sont mêmes détachés dans la gare de Salzbourg, pour contrôler les trains qui partent vers la Bavière.

A Salzbourg, Noémie Philippot, Arthur Lindon et Anna Manceron

 

Les policiers allemands et polonais font patrouille commune

Depuis 2013, l’Allemagne et la Pologne intensifient leur coopération policière. Les deux pays veulent endiguer la délinquance transfrontalière.

Jusqu’en 1945, elles ne constituaient qu’une seule et même cité. Divisée par la nouvelle frontière germano-polonaise pendant près de 60 ans, Francfort-sur-l’Oder et Słubice forment à nouveau, depuis l’entrée de la Pologne dans l’espace Schengen en 2007, une seule agglomération de 80 000 habitants : 60 000 côté allemand ; 20 000 côté polonais. Les ponts qui enjambent le fleuve Oder et relient les deux villes sont aujourd’hui traversés 22 000 fois par jour.

L’arrêt des contrôles frontaliers en 2007 s’est cependant accompagné d’une recrudescence de la délinquance entre la région allemande du Brandebourg et celle, polonaise, de Lubusz. A Francfort-sur-l’Oder et dans les autres communes limitrophes, le nombre de délits signalés est aujourd’hui 25% plus élevé que dans le reste de la région. Et les auteurs viennent souvent de l’autre côté de la frontière. Ainsi, en 2014, 76% des vols de voitures dans le Brandebourg étaient commis par des Polonais contre seulement 31% en 2007.

Polonais et Allemands partagent leurs bureaux à Świecko

« Ce phénomène s'explique surtout par l’écart économique entre les deux pays », constate Wilhelm Bongert, responsable de la police fédérale du secteur frontalier. Il ajoute que « l’absence de contrôles systématiques à la frontière a également favorisé la délinquance transfrontalière ». Pour faire face à ce problème, les deux pays voisins ont misé sur une intensification de la coopération de leurs polices aux frontières, avec la mise en place d’unités de polices binationales.

A Francfort-sur-l’Oder, plusieurs centaines de personnes travaillent au centre de commandement de la police fédérale. C’est ici que les agents polonais ont rejoint, ce matin leurs homologues allemands. Leurs uniformes diffèrent très peu. Alicja Szymanska et Marcin Kowalski, tous deux policiers, ont un discret « Straż Graniczna » (« police des frontières », en polonais) écrit, en noir sur leurs hauts fluorescents. Leur collègue Harald Sachse a presque le même gilet, sauf qu’on y lit « Polizei » (« police », en allemand). Pistolet à la ceinture, les trois agents entrent en discutant en polonais.

Polonais et Allemands partagent leurs bureaux à Świecko

Les patrouilles binationales sont l’un des symboles de cette coopération transfrontalière. Chaque équipe est composée de quatre agents : deux Polonais et deux Allemands. Elles peuvent intervenir jusqu’à 30 kilomètres de part et d’autre de la frontière. Au total, ils sont 40 agents. Le principal centre de coopération transfrontalière s’est installé dans un ancien poste de douane à Świecko, l’un des points de passage les plus fréquentés entre l’Allemagne et la Pologne. Les agents des différentes entités policières allemandes et polonaises y sont réunis pour simplifier les échanges d’information entre les autorités des deux pays.

Dans leur bureau d’une soixantaine de mètres carrés, les policiers allemands et polonais échangent constamment sur les affaires en cours dans les deux langues. Le commandant en chef polonais, Sylvester Ksiuk, se félicite de cette coopération : « Les informations circulent beaucoup plus rapidement. Bien plus que si nous devions à chaque fois passer par les quartiers généraux [Varsovie pour la Pologne, Potsdam pour le Brandebourg] ». Lui qui a intégré dès sa création en 2007 le centre basé à Świecko s’amuse encore de la cohabitation quotidienne entre les deux cultures : « Les Allemands vont déjeuner à midi, les Polonais à 14 heures. Pour manger ensemble, il faut donc faire un effort. »

Jusqu’en 2015, les agents des patrouilles binationales n’avaient pas le droit de procéder à des interpellations ou de porter une arme sur le sol du voisin. La législation a depuis été réformée. Un traité bilatéral permet désormais aux forces de l’ordre de porter leur arme de service et de procéder à des interpellations des deux côtés de la frontière. En revanche, ils doivent être toujours accompagnés de leurs collègues locaux lorsqu’ils patrouillent à l’étranger.

Des unités spéciales créées en 2013

Lui aussi présent depuis au centre de Świecko depuis sa mise en place, le haut-commissaire allemand Jürgen Braun aimerait aller plus loin : « Le problème géographique demeure. Ce traité n’est valable que dans les régions frontalières. Par exemple, un Allemand est interpellé au volant de son véhicule, sans permis de conduire, à Varsovie. La police polonaise ne peut pas obtenir cette information car Varsovie n’est pas située en région frontalière. » Son souhait : ne plus avoir deux corps de police aux frontières qui coopèrent, mais bien une seule et même entité. Il avance également l’idée d’une harmonisation des sanctions : « Un exemple très simple est celui du ticket de train. Ne pas payer son titre de transport est un délit en Allemagne ; en Pologne, c’est une simple infraction. »

« A long terme, il faudra une adaptation des systèmes judiciaires allemand et polonais »

Frank Adelsberger, directeur de la section des crimes majeurs de la Police du Brandebourg partage ce constat : « A long terme, il faudra une adaptation des systèmes judiciaires allemand et polonais. » Pour agir au-delà des 30 kilomètres autorisés, les autorités allemandes et polonaises ont créé en 2013 les Joint Investigation Teams (JIT), des équipes communes d’enquête. Ces unités ont pour mission principale de lutter contre le crime organisé.

Ces dernières années la montée de la délinquance transfrontalière a obligé les gouvernements polonais et allemand à intensifier leur coopération policière. Celle-ci devrait résister à l’alternance politique en Pologne et à l’arrivée au pouvoir du parti conservateur Droit et Justice en 2015. « C’était déjà sous un gouvernement de Droit et Justice, en 2007, que le centre de coopération de Świecko a été fondé », rappelle le responsable polonais Sylvester Ksiuk.

A Slubice, Peter Eßer et Jordan Muzyczka

la frontière germano-polonaise

Au sud, Francfort-sur-l'Oder et ses 60 000 habitants. Au nord, Słubice et ses 20 000 habitants. (Cuej/Jordan Muzyczka)

 

L'Europe veut numériser ses frontières

Sur un fond d'attaques terroristes et de crise migratoire, la Commission européenne cherche à contrôler les mouvements des extra-européens au sein de l'espace Schengen. Avec le projet Frontières intelligentes, des contrôles biométriques systématiques devraient être mis en place à partir de 2020.

Entrer dans un sas, se faire scanner les empreintes digitales par une machine, puis le visage par une webcam. Etre analysé et reconnu en 20 secondes par l’ordinateur intégré à la porte d’embarquement. Etre autorisé ou non à entrer sur le sol européen. Tel pourrait être le parcours de voyageurs qui voudront entrer en Europe, d’ici 5 ans. Le projet Frontières intelligentes, porté par la Commission européenne, devrait créer une des plus grandes bases de données biométriques au monde : l’EES, acronyme anglais pour Système d’entrée-sortie. Chaque ressortissant étranger qui voudra entrer au sein de l’espace Schengen devra fournir 26 de ses données personnelles : âge, date d’entrée, empreintes, photographie faciale... Les algorithmes permettront de repérer les personnes en situation irrégulière, et de dresser des statistiques sur les pays de provenance, ainsi que sur les routes migratoires.

La forteresse électronique

Des bases de données comme celle-là, il en existe déjà, comme le VIS (Système d’information sur les visas), qui fiche tous les voyageurs soumis à une obligation de visa pour entrer en Europe. Avec l’EES, les citoyens de pays exemptés de visas, comme les Américains ou les Israéliens, seront aussi fichés. « La seule justification possible est que ce nouveau système d’EES servira à enregistrer des catégories de voyageurs pour lesquelles nous n’avons pas de données », analyse Julien Jeandesboz, politologue à l’Université libre de Bruxelles. Depuis les attentats commis en France et en Belgique, les Etats membres voient l’EES comme un moyen de lutter contre la menace terroriste. Conçu à l’origine pour fluidifier le passage aux frontières et l'explusion des personnes en situation irrégulière, le projet a délaissé le premier objectif pour se concentrer sur le second. L’investissement dans les technologies biométriques sert d’abord des fins sécuritaires : repérer les personnes en situation irrégulière et lutter contre les réseaux criminels. La menace terroriste et la peur migratoire poussent la Commission européenne à sécuriser l’espace Schengen en érigeant une nouvelle forteresse électronique.

« L’objectif n’est pas de contrôler les entrées et les sorties mais bien de ficher les citoyens »

« Il faut revenir à l'objectif initial de l'EES »

Tanja Fajon est europédutée, membre du groupe des sociaux-démocrates (S&D). Elle est rapporteuse pour le projet Frontières intelligentes au Parlement européen.
« J'ai encore beaucoup de doutes sur les smart borders. Nous disposons de beaucoup de bases de données, qui ne sont pas compatibles les unes avec les autres. Et on veut en créer une nouvelle. Il faut revenir à l'objectif initial de l'EES : fluidifier le passage aux frontières. Au sein du groupe S&D nous avons des inquiétudes quant à la protection et l'accès de la police aux données des voyageurs. C'est pour cela que nous comptons amender le texte, afin d'essayer de réduire la durée de rétention des données. Il faut aussi reconsidérer la possibilité pour les Etats membres de mettre en place des procédures d'embarquement accélérées à destination des voyageurs réguliers. Nous avons bon espoir d'obtenir une majorité sur ces amendements, qui devraient réunir les Verts, les Sociaux-démocrates, ainsi que l'aile gauche du Parti libéral et du Parti populaire européen. La Commission européenne nous pousse à trouver un accord dès février 2017 mais cela prendra sûrement plus de temps. »

« On ne sait plus si l’objectif principal est la lutte contre le séjour non autorisé ou la répression policière », ajoute Julien Jeandesboz qui a rendu un rapport au Parlement européen sur le sujet. Pour la Commission aussi, cet ambitieux projet est un moyen de lutter contre le terrorisme. Au Conseil de l'Union européenne, le ministère de l'Intérieur français voudrait aller plus loin, en exigeant aussi les empreintes et photographies des citoyens européens. « Il faudrait changer le texte, pour prendre en compte la question des radicalisés européens », justifie Fréderic Jung, porte-parole de la représentation française auprès de l'Union européenne.

Des données sacrifiées sur l’autel de la sécurité?

Rêve d’une Europe sécurisée numériquement, l’arsenal biométrique est un système gourmand en données personnelles. Ces atteintes à la vie privée permettront-elles vraiment de rendre l’espace Schengen plus sûr ? « Ce n’est pas parce que l’on surveille tout le monde que l’on retrouvera les terroristes », répond Maryse Artiguelong, membre du comité central de la Ligue des droits de l’Homme. Pour les défenseurs de la protection des données, un des principaux problèmes de l’EES est que le système conservera les informations pendant cinq ans. « C’est plus que la durée des visas, déplore Maryse Artiguelong. Cela montre bien que l’objectif n’est pas de contrôler les entrées et les sorties mais bien de ficher les citoyens .» La Commission européenne s’en défend. Selon elle, il s’agirait seulement de faciliter l’embarquement des voyageurs.

Des voix s’élèvent également contre la possibilité donnée à la police d’accéder aux empreintes, photos et autres données des voyageurs. Pour parer les critiques, la Commission a prévu des garde-fous. Avant d'accéder aux données d’une personne, les policiers devront faire une demande à l’interface nationale, supervisée en France par la CNIL (Commission nationale informatique et liberté). Le Contrôleur européen pour la protection des données (CEPD), une institution indépendante, surveillera quant à lui la base de données centrale, baptisée eu-LISA et basée à Strasbourg. Ce qui n’empêche pas certains fonctionnaires du CEPD de s’inquiéter. « Pour le projet EES, la Commission a donné l’accès à la base aux policiers dès le départ. Ils ne ne l’ont pas justifié. Le contrôle aux frontières et l’objectif répressif, ce sont pourtant deux choses différentes », explique l’un d’entre eux.

Industries de la frontière

Les projets Sniffer, Sniffles ou Snoopy visent à tester des nez artificiels, calqués sur ceux des chiens détecteurs de drogue. Ils permettraient de détecter des explosifs ou des produits illicites, dans les aéroports, voire « des migrants cachés dans des containers».

Financement européen : 15,8 millions d'euros

Les projets ABC4Europe et Fastpass visent à développer des portiques d'aéroports automatisés pour la prise des données biométriques des voyageurs. Cela inclut des scanners d'empreintes digitales, des logiciels de reconnaissance faciale, et éventuellement de l'iris de l'oeil.

Financement européen : 15,4 millions d'euros

L'Union européenne finance le projet EFFISEC, pour développer des technologies d'identification biométriques mobiles, utilisables pour les passagers des bus, voitures et les piétons. Des entreprises françaises comme Thalès ou Sagem font partie du groupe de recherche.

Financement européen : 10 millions d'euros

Le programme Fidelity a pour objectif d'améliorer et de sécuriser le stockage des données dans les passeports biométriques et dans les bases de données. Le projet Staborsec se concentre sur la compatibilité et l'échange d'informations entre les différentes bases de données, pour qu'elles puissent être recoupées plus efficacement.

Financement européen : 15,9 millions d'euros

Frontières numériques : les programmes de recherche financés par l'UE
Infographie : Cécile Pylypiw-Staub

Autre point épineux, le coût du dispositif. La facture de l’EES risque d’être salée pour l’Union européenne. La Commission prévoit 790 millions d’euros pour sa réalisation. L’investissement s’élève à plus d’un milliard d’euros, si l’on prend en compte les coûts d’entretien à long terme, selon Julien Jeandesboz. Auxquels il faut ajouter de nombreux programmes de recherche qui gravitent autour des Frontières intelligentes. Le FP7, un programme cadre de recherche européen, a financé pas moins de 15 projets en tous genres : portiques automatisés, audits d’aéroports, scanners d’empreintes digitales...

Ces projets de recherche sont menés par des consortiums d’entreprises, d’universités et d’instituts publics. On y retrouve les grands groupes du secteur de la défense comme Thalès, Safran, ou Gemalto, des universités comme Oxford ou l’Ecole polytechnique de Lausanne et des acteurs publics tel le Commissariat à l’énergie atomique. Chez le français Morpho, une filiale de Safran, spécialisée dans la biométrie, on voit l’EES comme un moyen de remplir le carnet de commandes. « C’est un des plus gros projets de ce type au niveau mondial », explique Sandrine Trochw, directrice commerciale pour le contrôle aux frontières. « Depuis le 11 septembre, les Etats ont décidé de sécuriser les passeports en y intégrant une puce. On s’est alors dit qu’il y avait un marché du contrôle aux frontières », poursuit-elle.

Selon Armand Nachef, coordinateur français du  programme FP7 en matière de sécurité, environ 110 millions d’euros sont consacrés tous les quatre ans à la sécurisation des frontières. « Les industriels sont prêts à vendre leurs technologies de numérisation des frontières, mais les citoyens sont encore réticents à l’idée de délivrer leurs données personnelles », affirme-t-il, en expliquant que beaucoup de projets planchent sur le profilage des voyageurs, autrement dit, la détection des comportements suspects, notamment par vidéosurveillance. « Profilage », un terme que la Commission européenne refuse de prononcer, par peur de passer pour Big Brother avec son projet de frontières biométriques.

A Strasbourg, Benoit Collet

 

« La coopération policière est en train de se formaliser »

Depuis la vague d’attentats terroristes qui a secoué l’Europe et la crise migratoire en 2015, la coopération policière est au centre des préoccupations de l’Union européenne. Entretien avec Pierre Berthelet, chercheur à l’Université de Pau et spécialiste en sécurité européenne.

La coopération policière est-elle récente dans l’histoire européenne ?

La coopération policière en Europe a toujours existé. Elle date même d’avant la construction de l’Union, quand les polices dans les zones frontalières collaboraient déjà. En revanche, cette collaboration entre les Etats fonctionnait sur un mode intergouvernemental, informel. Ces échanges d’informations sont fondés sur la confiance. En parallèle, quand c’était réalisé de manière formelle entre les pays, il fallait passer par des commissions rogatoires internationales, un processus long. Maintenant, la collaboration « nouvelle mode » qui est en train de se mettre en place est bien plus formalisée, grâce à des procédures, et au travers d’institutions comme Europol.

A quoi sert alors l'agence europol ?

Le travail d'Europol consiste surtout à enrichir de l'information. Elle apporte une valeur ajoutée, comme le passé d’un suspect. L’agence s’est surtout développée dans la deuxième moitié des années 2000. Europol a réussi à faire ses preuves. Aussi bien au cours de ses missions, mais également grâce à sa politique active de communication : l’agence se déplaçait dans les différents pays européens pour se faire connaître à travers les « Europols Tours ». Elle s’est ainsi rapprochée de la Commission européenne pour faire en sorte que toutes les réformes policières et sécuritaires se fassent avec elle.

Le grand changement a surtout eu lieu après les attentats terroristes de 2015. Même si les Etats sont méfiants dans le partage des informations antiterroristes, certains fichiers sont largement mieux alimentés, comme ceux des combattants djihadistes étrangers.

Europol

Une patrouille de police germano-polonaise à la frontière des deux pays, à Świecko. (Cuej/Peter Eßer)

Vous dites que les États sont « méfiants » dans le partage de données sur le terrorisme. Comment expliquer cette frilosité ?

Avoir une information en matière terroriste est très compliquée. C’est coûteux, chronophage, et cela demande une logistique spéciale, comme des informateurs infiltrés ou des systèmes d’écoute. Mais échanger ce type d’information avec d’autres services revient potentiellement à mettre en danger sa source et pouvoir remonter très rapidement à elle. Les pays ne veulent donc pas donner leurs informations à n’importe qui. Mais heureusement la collaboration fonctionne tout de même de façon informelle. Pour preuve, de nombreux attentats ont été déjoués.

Propos recueillis par Jordan Muzyczka

 

Les Européens n'ont jamais autant traversé les frontières. Pourtant les travailleurs, les touristes et les routiers doivent de nouveaux attendre à la douane. Les conséquences économiques se font sentir. Certains transfrontaliers habitués à passer d'un pays à l'autre refusent, malgré tout, de changer leur quotidien. Du Danemark à l'Autriche en passant par Strasbourg, voilà comment les Européens s'adaptent à cette nouvelle réalité.

Pour continuer...