Des lettres rondes et élégantes, face à une écriture angulaire et rectiligne. Sur les bancs des écoles géorgiennes, les enfants apprennent, dès 6 ans, deux alphabets : géorgien et latin. L’anglais y est obligatoire dès la première classe, l’équivalent du CP. À partir de 10 ans, les élèves doivent ensuite choisir une seconde langue étrangère, comme l’allemand ou le russe. Au milieu de ce tableau linguistique, la langue de Pouchkine semble indéboulonnable.
Depuis l’arrivée au pouvoir de Mikheil Saakachvili en 2004, le gouvernement « mise sur l’enseignement des langues européennes pour se frayer le chemin vers l’occidentalisation », analyse Nino Kharazishvili, experte des langues étrangères en Géorgie. « Il faut savoir qu’il n’y a pas eu beaucoup de renouvellement dans le corps enseignant des écoles publiques depuis l’URSS. » D’autant qu’ils sont nombreux à continuer à exercer après la retraite, profitant de la possibilité de cumuler salaire et pension, dans un pays en pénurie de professeurs de langues occidentales.
Un usage encore fréquent
« Connaître la langue de son ennemi. » Un adage bien courant en Géorgie, où l’occupation russe de l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie ne passe pas. Ce dernier revient notamment sur les lèvres de Lia, femme au foyer de 60 ans, tiraillée quant à l’enseignement du russe. Pour Nino Kharazishvili, il n’y a pas de doute : « Ce n’est pas par plaisir que les Géorgiens apprennent le russe, mais par besoin. » Loin d’être seulement utilisée par les expatriés russe, la langue slave reste omniprésente dans la nation caucasienne, russifiée dès le 19e siècle.
Valorisée sur les CV, elle est aussi visible dans les rayons des supermarchés. Dans le pays où Azéris, Arméniens et Ossètes cohabitent, sans forcément avoir appris le géorgien, le russe sert souvent de passerelle entre minorités ethniques. Impossible néanmoins de connaître la proportion de locuteurs russes. « Il n’existe pas de statistiques au sujet des langues parlées en Géorgie, elles ne sont pas considérées comme prioritaires », affirme Nino Kharazishvili. Contacté, le ministère de l’éducation n’a pas répondu à nos sollicitations.
Entre choix politique et économique
« Parfois, les parents choisissent le russe pour leur enfant, malgré sa volonté », affirme Maia Chumburidze, professeure de première classe. Cette dernière observe un réel conflit générationnel quant au choix de l’apprentissage des langues étrangères au sein des familles. Gigi, 19 ans, a lui aussi appris le russe à l’école, contre son gré. Aujourd’hui, il essaie « d’oublier cette langue » et fait le choix de limiter ses interactions au géorgien et à l’anglais. À la maison, cette décision fait souvent débat. « Pour mes parents, il n’y a pas de lien entre l’occupant et la langue russe », explique l’étudiant géorgien, d’un ton exaspéré.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’Université d’État de Tbilissi a enregistré une chute du nombre d’inscrits aux cours de russe, confirme Rusudan Dolidze, doyenne de la faculté des langues. « Les juristes étaient une centaine à apprendre le russe il y a deux ans, aujourd’hui ils ne sont plus que 25 », déplore-t-elle. Certains, comme Avto, 19 ans, restent malgré tout attachés à cet héritage culturel. « J’ai choisi d’apprendre le russe dès la maternelle. C’était avant la guerre de 2008, l’anglais n’était pas encore très ancré en Géorgie à l’époque. »
Le paysage linguistique des écoles géorgiennes s’est diversifié depuis. « Aujourd’hui, l’allemand est la troisième langue étrangère la plus enseignée, après l’anglais et le russe », constate Eka Kiladze-Gvinadze, responsable à l’Institut Goethe de Tbilissi. Encore émergent, le chinois donne, lui aussi, l’espoir à de plus en plus de jeunes d’étudier à l’étranger. Pour Nino Kharazishvili, cela ne fait aucun doute : « Le choix des langues européennes, c’est un choix politique. Celui du chinois, c’est surtout économique. »
Corentin Chabot-Agnesina
Christina Genet
Avec Salome Kashauri et Luka Tughushi
Avec la guerre en Ukraine, la dimension politique de l’enseignement du russe est exacerbée. Les jeunes Géorgiens sont partagés entre héritage culturel et rejet de la « langue de l’ennemi ».
Sous les bruits stridents de meuleuses et de perceuses, neuf grues s’affairent à construire des immeubles modernes autour de l’Adjarabet Arena, inaugurée en 2020. C’est dans ce stade qu’évolue le FC Dinamo Batoumi, le club bleu et blanc de la ville côtière. Depuis, il a décroché son premier titre de champion de Géorgie en 2021. L’enceinte de 20 000 places, symbole du coup de jeune du quartier, aspire à faire rayonner la deuxième plus grande ville du pays au niveau européen.
« Le gouvernement nous accorde plus d’attention »
« Le stade a été construit sur un terrain vague où était implantée une usine de voitures dans les années 1990, se souvient Marina Gehzanidze, habitante d’un immeuble rénové en 2020, situé au pied de la tribune VIP. Ces dernières années, des petites maisons ont aussi été détruites pour laisser la place à de grands immeubles neufs. » Les rues ont été refaites, des lampadaires ont été installés. Marina est formelle : « Depuis la construction du stade, notre quartier pauvre est devenu mieux organisé. Le gouvernement nous accorde plus d’attention. »
Habitant dans la même rue, Uekua Gultana attend tout de même plus de considération. Devant son immeuble soviétique décrépit, la femme de 67 ans regrette qu’il ne soit toujours pas rénové : « Quand Saakachvili était président, les façades avaient été repeintes, la toiture remplacée. Depuis ? Plus rien. » Pour autant, la Batoumienne se réjouit d’habiter à côté de l’enceinte sportive : « Elle rend le quartier plus réputé. Je suis heureuse pour mes enfants qui peuvent en profiter. »
Des revenus supplémentaires
Ils ne sont pas les seuls. Toute la ville tire les bénéfices de ce nouvel écrin financé par les deniers publics à hauteur de 51 millions d’euros. « Batoumi est très internationale. Beaucoup d’étrangers vivent ici et viennent aux matches. Les touristes représentent au moins 10 % des ventes de billets, estime Anri Kiguradze, manager technique du Dinamo Batoumi. Ce sont des revenus en plus pour le club et pour la ville. »
La Géorgie compte sur l’Adjarabet Arena pour briller sur la scène sportive européenne. Hôte régulière des matches de la sélection nationale, elle accueillera aussi en juin et juillet le Championnat d’Europe de football des moins de 21 ans. Mais l’activité du stade ne se résume pas qu’au ballon rond. Un forum international de tourisme y prendra place cette année.
Julien Rossignol
Avec Nini Shavladze
« Par exemple, en 2020, à six mois des élections législatives, nous avons aidé Meta à supprimer des centaines de pages et faux comptes liés à Koka Kandiashvili, ancien porte-parole du parti Rêve géorgien et actuel conseiller en communication du gouvernement. Certaines pages comptaient un million d’abonnés », explique Ani Kistauri. Plus récemment, la chercheuse a épinglé la page Facebook « In Reality », pilotée et financée par les communicants de Rêve géorgien pour promouvoir la politique gouvernementale, et alimentée par des fonctionnaires durant leurs heures de travail, malgré le devoir de réserve.
Contrairement à Ana ou au Magnolia, certains ont tout de même pu prendre le train de la croissance en marche, comme Kristina, salariée du Princess Casino. « Avant il n’y avait pas de transports publics, pas de bonnes routes et d’infrastructures. Aujourd’hui, c’est bien mieux avec l’évolution de la ville, affirme la croupière, cheminant vers son travail en jogging et basket. C’est bien que les étrangers manifestent de l’intérêt pour la ville. Les constructions sont une source de travail et de revenus pour beaucoup de gens ici. » Paradoxale, Batoumi est habitée par cette disparité, une modernité rêvée, lucrative, mais aussi inadaptée, en particulier à l’urgence climatique, tout au bas de la liste des priorités locales.
Camille Aguilé
Cyprien Durand-Morel
Isalia Stieffatre
Avec Nini Shavladze et Mariam Mtivlishvili