Le marché européen sous haute tension

La flambée des prix de l’énergie ces derniers mois a provoqué une vague de critiques envers le système actuel. Au cœur des institutions européennes, comme dans les États membres, les intérêts de ceux qui désirent une réforme en profondeur s’opposent à ceux qui réfutent son rôle dans la crise.

Par Audrey Senecal et Isalia Stieffatre

C’est un immeuble aux centaines de fenêtres comme on en trouve à foison dans le quartier européen de Bruxelles. À son pied, le logo bleu de la Commission européenne accroché au mur tranche avec la grisaille de décembre. Le bâtiment austère abrite sa Direction générale de l’énergie (DG ENER), le service de l’exécutif européen chargé de la politique énergétique de l’Union. C’est dans les bureaux de ce bloc de béton que se prépare la réforme du marché de l’électricité promise par Ursula von der Leyen pour janvier 2023 afin de contenir la hausse fulgurante de la facture en Europe.

En son sein, on présente le marché européen comme un outil d’appoint au service des États membres, où les ressources de chacun sont mises en commun pour garantir les prix les plus bas possibles. L’électricité étant difficilement stockable, la coopération entre les pays, via un système d’interconnexions, permet d’assurer en permanence la transmission d’énergie là où il y a de la demande. « En hiver, sans le marché, c’est le noir », assure-t-on au service énergie de la Commission. Sauf que les prix de l’électricité se sont envolés jusqu’à 1100 euros le mégawattheure en août dernier, contre 85 euros / MWh un an auparavant. En cause : la baisse drastique des livraisons de gaz russe à l'Europe due à la guerre en Ukraine.

D’où vient la flambée des prix ?

Sur ce marché européen, où l’électricité est achetée et vendue au prix de gros, c'est le coût de revient de la dernière source mobilisée pour répondre à la demande, souvent une centrale à gaz, qui détermine le prix de tous les opérateurs du continent. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a donc proposé une série de mesures temporaires d’urgence fin novembre (voir encadré). Parmi celles-ci, c’est le plafonnement du prix du gaz à 275 € / MWh qui a causé le plus de remous. Jugé risqué par l’Allemagne – plus grand consommateur de gaz en Europe – et les Pays-Bas. Ils craignent que cela dissuade les producteurs d'approvisionner l'Europe. Insuffisant pour la France, la Belgique ou encore la Grèce. Ces derniers accusent le marché européen de l’électricité de gonfler artificiellement les prix et réclament aujourd’hui une réforme en profondeur.

Le fonctionnement du marché européen. Le prix est déterminé lorsque l'offre croise la demande. © Audrey Senecal

De 1996 à 2007, une série de législations européennes ont peu à peu ouvert le marché de l’énergie à la concurrence et mis fin aux situations de monopole, comme celui du géant du nucléaire EDF en France. Pour François-Xavier Bellamy (PPE, conservateurs), membre de la Commission de l’industrie, de l’énergie et de la recherche, la libéralisation a été une bonne chose dans plusieurs secteurs, « mais pas forcément pour l’énergie. Un électron ne se vend pas comme un frigidaire. Ça se consomme au moment où ça se produit. Ce n’est donc absolument pas pertinent de rêver d’une concurrence standard sur le marché de l'électricité. »

L’eurodéputé belge Marc Botenga (GUE/NGL, gauche radicale) va plus loin. Il est lui en faveur de son abolition. « On a laissé faire le privé, et on voit que c'est l'échec au niveau de l'indépendance énergétique, l'échec au niveau des prix et l'échec au niveau de l'investissement dans les renouvelables », assène-t-il. Une solution qui fait grincer des dents à la Commission et dans les milieux boursiers, qui s’attachent à répéter que le marché n’ est que le signal du problème et non pas sa cause. « Le marché n’est que le thermomètre. Il prend la température mais n’est pas responsable de la fièvre. Il n’y a pas lieu de le casser », défend Davide Orifici, le directeur des affaires publiques de la bourse de l’électricité EPEX.

Batailles autour d’une réforme

L’arbitrage s’avère difficile pour la Direction générale de l’énergie de la Commission qui doit trancher pour proposer un projet de réforme. « On a deux groupes d’États qui s’affrontent et une Commission européenne qui freine de toutes ses forces pour ne pas toucher au marché », résume Marc Botenga.

La crise de l'énergie a accéléré le projet de transition énergétique voulu par l'UE © Isalia Stieffatre

La solution intermédiaire proposée par la Grèce pourrait être envisagée. Elle consiste à scinder le marché de gros en deux – avec d’un côté les énergies qui coûtent peu cher au moment de la production, comme le nucléaire ou les renouvelables, et celles qui sont plus onéreuses car elles nécessitent du gaz et du charbon. L’intérêt ? Que les prix de l'électricité issus du nucléaire et du renouvelable n’augmentent pas avec les cours des énergies fossiles, vouées à se raréfier afin de permettre à l’UE de tenir ses objectifs climatiques.

Pour Jacques Percebois, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l'énergie, il s’agit d’une option « logique » sachant que la part du nucléaire et du renouvelable dans le mix énergétique européen devrait dépasser 66% en 2025 pour atteindre 75% en 2040, selon les prévisions de la Commission. Ce marché double de l’électricité « a le mérite de pouvoir accompagner durablement la transition vers un mix bas carbone », assure l’économiste.

Soutenue par la France et l’Italie, cette idée est toutefois contestée, notamment par Berlin, qui s’y oppose fermement. L’Allemagne, grandement dépendante du gaz, craint qu’un découplage du marché provoque une explosion encore plus conséquente des prix. « Le problème dans l’UE, c’est que les États membres ont des mix énergétiques radicalement différents et qu’aujourd’hui ils n’ont pas du tout les mêmes intérêts », rappelle François-Xavier Bellamy. La Direction générale de l’énergie a fort à faire afin de pouvoir proposer une réforme susceptible de déboucher sur un accord entre la Commission et les 27.


UE : Quelles propositions pour faire face à la flambée des prix de l’électricité ?

Face à la crise, la Commission européenne a proposé plusieurs mesures d’urgence. Objectif : s’émanciper du gaz russe d’ici 2027 et favoriser les énergies renouvelables.

• Réduction de la consommation d’électricité : Pour éviter le recours aux centrales à gaz, Bruxelles a suggéré aux États de réduire leur consommation d’électricité d’au moins 5 % durant les heures de pointe et de 10 % par mois.

• Taxe des surprofits : afin de soutenir les consommateurs, l’exécutif européen a proposé de redistribuer les revenus inédits engrangés par les énergéticiens. Un prélèvement exceptionnel d'au moins 33% sera imposé sur les surprofits des compagnies pétrolières.

• Plafonnement du prix du gaz : Le 22 novembre dernier, la Commission a présenté un mécanisme pour bloquer les prix des contrats mensuels sur le marché du gaz à 275 € / MWh, puis à 220 € lors du conseil européen du 13 décembre.

• Achats communs de gaz : Les Vingt-Sept se sont entendus fin novembre sur un mécanisme pour effectuer des achats groupés de gaz, afin de réduire les coûts et d’éviter la concurrence sur le marché.

Parmi ces mesures d’urgence, seuls la réduction de la consommation d’électricité, la taxation des superprofits et l’achat groupé de gaz ont été approuvés. Sur la question très controversée du plafonnement du prix du gaz, les discussions sont encore en cours entre les États membres.