Superprofits : les producteurs vont-ils passer à la caisse ?

La crise que traverse le marché européen de l'électricité a permis à certains producteurs et fournisseurs d’engranger des profits colossaux. Le 30 septembre 2022, l'Union européenne a décidé de s’attaquer à cette dérive du marché en adoptant un règlement que la France est en passe d’appliquer.

Par Luc Herincx et Théodore Laurent

Depuis le début de la crise énergétique, le groupe français Engie a vu son chiffre d’affaires bondir. Il a augmenté de 85% sur neuf mois, pour atteindre près de 70 milliards d’euros. Pour les entreprises du secteur de plus petite taille, c’est le même jackpot : le fournisseur d'énergie verte Elmy table sur un chiffre d’affaires doublé en 2022, avec 200 millions d’euros. Un phénomène que l’on retrouve dans l’ensemble de l’Union européenne. Le géant allemand RWE, par exemple, voit son chiffre d’affaires des trois premiers trimestres de 2022 déjà dépasser celui de l’ensemble de 2021.

« Ce sont des profits indus car les producteurs gagnent beaucoup plus en faisant la même chose qu’avant, estime David Cayla, maître de conférences en économie à l’université d’Angers et membre du collectif "les Économistes Atterrés". Ils ne sont pas le résultat de la clairvoyance, ni de la stratégie ou de l’effort des producteurs, mais d’une situation du marché qui a des causes externes. »

Les conséquences de la guerre en Ukraine, notamment, conduisent certains opérateurs d’électricité à se constituer des superprofits.

Le conflit a mis à mal l’approvisionnement de l’Europe en gaz russe, entraînant la rareté et l’augmentation du prix du combustible. Or, sur le marché européen, les tarifs de l’électricité s’alignent sur les coûts de production de la dernière centrale nécessaire pour répondre à la demande, généralement une centrale à gaz. De 50 € au début de l’année 2021, le prix du mégawattheure sur le marché de gros d’électricité se situe désormais aux alentours de 400 €.

Les autres producteurs, d’énergies renouvelables ou nucléaire - peu coûteuses à la production - s’en frottent les mains et récoltent des bénéfices colossaux. Pendant ce temps, la facture du consommateur gonfle : elle devrait augmenter de 15% en France, à partir de janvier 2023.

Légende : Les producteurs d’énergies renouvelables, dont le secteur éolien, récoltent des bénéfices colossaux alors que le prix de l’électricité augmente. Crédit : Victor Topenot

Un effet d’annonce en France

Le gouvernement français s’est empressé de transposer cette décision européenne. Le 5 octobre, par la voix de son ministre de l'Économie, il annonce déposer un amendement en ce sens dans le projet de loi de finances 2023. « Les énergéticiens ne peuvent pas profiter de manière indue d’une rente liée à des prix délirants, justifie Bruno Le Maire. S’ils vendent à 500, 600, 700 €, c’est très bien pour eux, mais ils n’en garderont pas les bénéfices. »

Cette mesure pourrait rapporter 26 milliards d’euros aux caisses de l’État français en 2023, estime le locataire de Bercy. Cette annonce est critiquée sur la forme : « On a un gouvernement qui niait l’existence même des superprofits, et qui, quelques mois après, revient tel un chevalier blanc affirmant : "Regardez tout l’argent que l’on va récolter" », ironise l’euro-députée Manon Aubry (GUE,NGL, gauche radicale).

Comme sur le fond. « Une grande partie des revenus annoncés provient d’un mécanisme déjà existant », affirme Quentin Parrinello, responsable de plaidoyer justice fiscale chez l’ONG Oxfam. En effet, le chiffre avancé par Bruno Le Maire inclut des recettes captées par un mécanisme national déjà appliqué. Il concerne les producteurs d’énergies renouvelables depuis les années 2010. Concrètement, l’État leur garantit un prix de vente d’électricité compris entre 60 et 90 € le mégawattheure selon les contrats. Quand le prix de marché est inférieur, ce qui était le cas jusqu’en 2021, l’État compense. Quand il est supérieur, ce qui est le cas actuellement, il récupère la différence. Le dispositif, qui a longtemps subventionné les producteurs, va rapporter 18,6 milliards d’euros sur les 26 annoncés pour 2023.

EDF, grand perdant ?

Avec l’amendement déposé par le gouvernement, la nouveauté se situe dans la mise à contribution des autres producteurs d’électricité, le nucléaire en tête. Grâce à cette extension, le gouvernement mise sur des recettes aux alentours de 7 milliards d’euros. Elles pourraient même atteindre 11 milliards. Le gouvernement souhaiterait en effet durcir le mécanisme en prélevant les revenus lorsque le prix de vente dépasse 100 € le MWh, au lieu des 180 € décidés par l’UE, et étendre la période de taxation des producteurs d'électricité. EDF devrait être le plus gros contributeur de cette taxe avec plus de cinq milliards d’euros récupérés.

À la fois producteur et fournisseur d’électricité, le plus grand groupe électricien français est logiquement ciblé par le texte sur la « contribution » des entreprises énergétiques. La taxe n’aurait pas posé problème à EDF si l’entreprise était assurée de produire la quantité d'électricité nucléaire promise. Mais mi-novembre, 24 des 56 réacteurs nucléaires étaient à l’arrêt pour des opérations de maintenance reportées à cause des confinements pendant la pandémie, et de cas de fissures.

À lire aussi : EDF, un monopole devenu encombrant

Ces pertes pourraient être compensées. L’État, détenteur de 84% des parts d’EDF, a en effet engagé la renationalisation du géant de l’électricité. Une opération de rachat des parts chiffrée à 9,7 milliards d’euros, dans le but de refinancer l’entreprise pour prolonger et relancer son parc nucléaire. « Si le gouvernement taxe EDF, il va aussi lui redonner beaucoup plus d’argent », pointe David Cayla. Pour Nicolas Goldberg, il peut être pertinent d’utiliser la manne financière afin « d'investir dans un parc nucléaire qui profiterait à toute la collectivité ».

Mais à court terme, grâce aux superprofits, l’État espère surtout financer son aide aux ménages et entreprises. Le texte devrait être définitivement adopté à l’Assemblée nationale avant la fin de l’année. « On a un choc économique qui fait des perdants et des gagnants, le rôle de l’État dans ces cas-là est de rééquilibrer les choses, avance David Amiel, député de la majorité. La mesure devrait aider à financer la moitié du bouclier tarifaire. » Cette mesure de protection des consommateurs, mise en place depuis fin 2021, permet de contenir l’augmentation de la facture de gaz et d’électricité. Bercy estime son coût, en 2023, à 45 milliards d’euros.