L’Allemagne charbonne encore

Dans l’est de l’Allemagne, la Lusace, à cheval entre la Saxe et le Brandebourg, est une région minière historique. L’industrie du charbon a défiguré le paysage et reste vitale à l’économie locale. La coalition au pouvoir en Allemagne s’est engagée à sortir du charbon au plus tard en 2038, mais la crise énergétique vient perturber ce calendrier.

Par Matei Danes et Luise Mösle

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Avec l’arrêt de l’approvisionnement en gaz russe, l’Allemagne relance sa production de charbon. En Lusace, les mines s’agrandissent, détruisant de nombreux villages. Mühlrose est le 138e à disparaître.

Jules Beaucamp et Astrid Jurquet

Confrontée à la crise énergétique, l’Allemagne se replie sur les énergies fossiles. Une aubaine pour la Lusace et LEAG, le géant local de l’énergie qui exploite plusieurs mines de charbon et centrales thermiques. Mais la région prépare dès à présent la sortie du charbon, prévue pour 2038.

Lorsqu’un mineur décroche son téléphone au fond d’une mine de Lusace, l’appel est transmis via l’installation programmée par Lars Katzmarek. Ce trentenaire spécialisé dans les télécommunications est issu d’une « dynastie minière ». Depuis plusieurs générations, sa famille travaille dans l’industrie du lignite, le « charbon brun » exploité en Lusace. Dans cette région de l’est de l’Allemagne, quelque 20 000 emplois directs et indirects en dépendent.

La crise au secours du charbon

Avant 2022, le secteur du charbon stagnait. « Jusqu’en août dernier, c’était une activité assez peu rentable. Le prix de l’énergie était bas et les crédits d’émission de CO² coûtaient très cher », explique Ute Liebsch, responsable du syndicat IG-BCE, consacré à la défense des travailleurs de l'énergie et de l’industrie minière. La crise de l’énergie a changé la donne : le prix de l’électricité a presque quintuplé en un an, et l’Allemagne parie sur le charbon pour remplacer le gaz russe et pallier la baisse des importations d’électricité nucléaire française. Résultat, la part du charbon dans le mix électrique allemand a bondi de 5 points pour atteindre 36% en 2022.

Avec ses 3 000 mégawatts (Mw), la centrale thermique de Jänschwalde est la plus puissante de Lusace. Plus de 1 000 personnes sont nécessaires à son fonctionnement. © Matei Danes

LEAG (Lausitz Energie AG), l'entreprise régionale chargée de l’extraction et de la transformation du lignite en énergie, est la grande bénéficiaire de ce sursaut du charbon. Elle fournit 8% de l’énergie allemande, et pour répondre à la demande croissante, ce géant allemand du charbon a rallumé deux réacteurs dans la centrale thermique de Jänschwalde, dans le nord de la région, et mène une campagne de recrutement intensive.

Besoin de main d’oeuvre

En un an, 800 salariés ont été embauchés dans les mines et centrales de Lusace. Ils viennent de tous les horizons. « On a bien sûr des techniciens, mais aussi des bouchers ou des boulangers. Tous font le choix de travailler dans le charbon », explique Alexander Keil, électronicien à la centrale de Jänschwalde et membre du comité d’entreprise de LEAG.

Pour attirer de nouveaux travailleurs, l’industrie du charbon dispose d’un atout conséquent : les rémunérations les plus élevées de la région. « Le salaire moyen est de 4 000 euros, auquel s’ajoute une prime exceptionnelle de 1 500 euros pour compenser l’inflation, énumère la syndicaliste Ute Liebsch. À ce prix-là, beaucoup sont prêts à se reconvertir, voire à abandonner leur retraite pour reprendre du service. »

LEAG dispose de trains et d’un réseau ferroviaire pour transporter le lignite. Pour attirer des conducteurs de train, l’entreprise verse des primes allant jusqu’à 15 000 euros. © Luise Mösle

Avant d’être opérationnels, les nouveaux arrivants doivent être formés. « Ceux qui n’ont aucune expérience préalable peuvent être instruits en quelques mois à la réalisation des tâches simples, comme l’évacuation des cendres d’une centrale. » Mais tous les métiers ne demandent pas le même niveau de technicité. « Il faut un an et demi pour former un électronicien comme moi, capable d’intervenir dans une centrale », explique Alexander Keil.

« Niemand fällt ins Bergfreie »

Ce renouveau du lignite sera de courte durée. Chacun en Lusace est conscient que le secteur est voué à disparaître en 2038, comme le prévoit la loi fédérale sur la sortie du charbon, votée en 2020. Une perspective d’autant plus préoccupante qu’une crise liée à ce combustible a déjà traumatisé la région.

Dans la cité minière de Welzow, le Kumpelklause, la « taverne des mineurs », témoigne de l’importance de la culture minière. L’architecture de briques rouges est typique de la région. © Matei Danes

Dans les années 1990, au lendemain de la Réunification et du passage à l’économie de marché, un grand nombre de mines de l’ex-RDA sont fermées au prétexte qu’elles ne sont plus compétitives. À l’époque, 70 000 mineurs perdent leur emploi. Une situation qu’Ute Liebsch ne veut pas revivre. Son syndicat, IG-BCE, a pris pour slogan « Niemand fällt ins Bergfreie » : « Personne ne sera laissé sur le carreau ». Âgée de 62 ans, la syndicaliste a vu le chômage endémique s’emparer de la Lusace et en chasser la jeunesse : « Ma propre fille est partie travailler en Bavière. À l’époque, elle m’a dit : “Maman, si les choses s'améliorent, je reviendrai”. Mais ses enfants sont nés là-bas, et je les vois mal revenir dans la région. »

40 milliards d’euros pour la transition

L’État fédéral prend ses précautions pour éviter une situation similaire à celle des années 1990. D’ici 2038, le gouvernement allemand prévoit de dépenser 40 milliards d’euros pour faciliter la transition des anciennes régions minières comme la Lusace. La majeure partie de ce fonds servira à financer des infrastructures. « Construire de nouvelles crèches et écoles, renforcer le réseau ferroviaire … C’est bien pour l’attractivité de la Lusace », commente Ute Liebsch, avant de tempérer : « Mais cela ne crée pas directement un seul emploi industriel ». Or, l’essentiel, affirme la syndicaliste, est de préserver le tissu industriel régional. « Si l’on ne propose pas aux jeunes des métiers aussi bien payés que ceux du charbon, ils s'en iront », prévient-elle.

De gauche à droite : Lars Katzmarek, Alexander Keil, Ute Liebsch. © Matei Danes

Priorité à la jeunesse

Lars Katzmarek fait partie de ces jeunes que la sortie du charbon préoccupe, même s’il n’a aucune intention de quitter la région. Le technicien est une petite célébrité en Lusace : il est rappeur amateur, repéré en 2021 pour sa chanson « Unsere Perspektive » (« Futur incertain ») et porte-parole d’une association qui s’engage pour conserver le potentiel industriel de la région. Même s’il n’a pas connu la crise des années 1990, il en voit les effets actuels. Le taux de chômage en Lusace est encore aujourd’hui l’un des plus élevés d’Allemagne (6,8% contre 5,3% dans le reste du pays), et les salaires restent à la traîne comparés à ceux de l’ouest. « Pour les anciens, la fin du lignite est un déchirement, mais la Lusace vieillit, souligne Lars Katzmarek. Ils seront nombreux à partir à la retraite avant 2038. Et le plan fédéral prévoit des préretraites confortables pour ceux qui auront 58 ans et plus en 2038. Le vrai enjeu, c’est la jeunesse ».

Bien que sa famille soit liée à l’industrie charbonnière, Lars Katzmarek n’est pas effrayé par la perspective d’une sortie, à condition qu’elle soit préparée : « Les jeunes qui, comme moi, travaillent dans le lignite, qu’ils soient ingénieurs, mécaniciens ou informaticiens, sont bien formés. Ils n’auront aucun mal à retrouver un emploi dans d’autres branches, à condition que de nouvelles industries s’installent dans la région. »

À quelques centaines de mètres de la ville de Welzow, la mine a ravagé le paysage sur plusieurs kilomètres. © Luise Mösle

Du charbon brun à l’énergie verte

Cette transition nécessaire est déjà en cours. Là où l’on extrayait du lignite, des panneaux solaires et des éoliennes sortent de terre. Selon une étude de l’Institut de recherche économique durable de l’université de Cottbus publiée en septembre, les énergies renouvelables généreront 3 560 emplois en Lusace d’ici à 2040.

À quelques centaines de mètres de la ville de Welzow, la mine a ravagé le paysage sur plusieurs kilomètres. © Matei Danes

Un chiffre insuffisant aux yeux du syndicat des mineurs, pour qui l’enjeu est de fabriquer localement les composants nécessaires aux énergies renouvelables. « Ce serait la solution idéale », affirme Ute Liebsch avec enthousiasme. Le géant du lignite LEAG, qui entend installer un parc d’énergie d’une puissance de 7 gigawatts (Gw) d’ici 2030, pourrait se lancer dans la production des panneaux solaires qu’elle installe sur ces anciennes mines. La filière photovoltaïque serait ainsi entièrement locale et compenserait davantage la sortie du charbon.

À plus court terme, certains projets sont déjà sur les rails. En 2028, les réacteurs de Jänschwalde, la plus puissante des centrales à lignite de Lusace, seront mis à l’arrêt. À la place du combustible fossile, LEAG y incinérera des déchets domestiques pour produire électricité, chauffage urbain et vapeur industrielle. Des filtres sophistiqués épureront les fumées relâchées.

Jänschwalde sera la première centrale thermique de LEAG à s’arrêter. En 2028, elle fera place à un incinérateur respectueux de l’environnement. © Matei Danes

Faciliter la reconversion

Le changement de vocation de la région devrait être facilité par les aides fédérales. Le plan de sortie du charbon prévoit de dédommager les producteurs d’énergie qui abandonnent les énergies fossiles. « LEAG recevra 1,75 milliards d’euros de l’État fédéral pour sortir du lignite », explique Ute Liebsch. La syndicaliste veillera à ce que cet argent serve à financer de futurs investissements dans la région, et elle est confiante : « LEAG est une compagnie régionale, ils sont liés à la Lusace », assure-t-elle.

« La Lusace possède les compétences et les infrastructures énergétiques nécessaires à la transition écologique. Elle restera ainsi une région de production d’énergie, se réjouit l'électronicien Alexander Keil. Les traditions minières de Lusace, comme la fête de Sainte-Barbe, patronne des mineurs, ou les costumes de fête des mineurs, risquent de disparaître. Mais c’est à nous de les garder en vie. »

Le sticker collé sur le panneau indique « Aimer son patrimoine n’est pas un crime ». © Matei Danes